Global March to Gaza: au-delà des fractures, l’urgence d’une conscience commune

Des marcheurs du monde entier convergent au Caire pour rejoindre une marche pour Gaza du 12 au 15 juin.

Article d’Isabelle Alexandrine Bourgeois, journaliste, pour Essentiel News, fondatrice du média Planète Vagabonde

Quand la géopolitique devient un prisme déformant de l’humanité, il reste essentiel de retrouver le chemin de la compassion universelle, entre fermeté et sagesse. La Marche pour Gaza, du 12 au 15 juin, en est le témoignage, comme les voix juives pour la paix qui se dressent contre l’innommable.

Dans le vacarme médiatique et l’éclat assourdissant des bombes sur Gaza, une voix différente tente de percer. Ni accusatrice, ni complaisante, elle refuse les simplifications binaires pour proposer une compréhension plus large de la tragédie qui se joue actuellement à Gaza. Car derrière les statistiques et les positions diplomatiques, il y a avant tout des êtres humains pris dans un engrenage qui les dépasse, un piège meurtrier qui s’est refermé sur eux, et une crise humanitaire d’une ampleur qui interpelle notre conscience collective.

Juridiquement, la question du génocide ne se pose plus. La Convention des Nations Unies de 1948 le définit comme l’intention de «détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux». Coupures d’eau, bombardements d’écoles, destruction d’hôpitaux, famine organisée: c’est bien ce qui se vit à Gaza et des juristes internationaux appellent à ouvrir des enquêtes.

Et nous, lecteurs, que faisons-nous de ce fracas? Comment accueillir Gaza sans nous enfermer dans le rôle du juge, du sauveur, ou du désespéré? Peut-on regarder le chaos sans céder à la haine, et choisir, à contre-courant, d’en faire un chemin d’ouverture? Cet article n’est pas un plaidoyer pour un camp. C’est une tentative de comprendre, au-delà des murs, ce qui en nous peut devenir paix. Je me suis rendue à Gaza en 1994, comme jeune reporter. Quand je suis revenue en Suisse, je n’étais plus jamais la même. D’une part, j’ai été bouleversée par les humiliations quotidiennes vécues par les Palestiniens. Je les ai ressenties dans mon corps et mon âme. D’autre part, 30 ans plus tard, après plusieurs tours du monde et 10 ans d’humanitaire dans des pays en guerre, je n’ai jamais côtoyé un peuple d’une telle résilience, aussi inventif pour survivre et se protéger, que bienveillant, souriant et joueur, malgré la peur au ventre. Chaque Palestinien rencontré a contribué à me rendre un peu meilleure. Mais pour eux, tout s’est dégradé jusqu’à leur anéantissement.

Depuis le 7 octobre 2023, cette étroite bande côtière de 365 kilomètres carrés, habitée par 2,1 millions de personnes, est devenue le théâtre d’événements qui bouleversent bien au-delà de ses frontières. Les chiffres parlent d’eux-mêmes: selon l’UNICEF, des milliers de vies sont massacrées dans ce qui est décrit comme un “cimetière à ciel ouvert”. Mais au-delà des statistiques, c’est une remise en question profonde de nos valeurs humanistes qui s’impose.

En 77 ans, en comptant tous les acteurs officiels (ambassadeurs, envoyés spéciaux, médiateurs, négociateurs, experts, conseillers gouvernementaux), on estime entre 2 000 et 5 000 personnes ayant été officiellement impliquées dans les processus de paix depuis 1948. Sans le moindre résultat. À se demander si le conflit n’est finalement pas entretenu intentionnellement. Mais par qui et pourquoi?

En attendant de répondre à cette question épineuse, nous pouvons déjà trouver les remèdes à ce drame sans sombrer dans les pièges de la polarisation. Comment maintenir notre humanité face à l’inhumain? D’une part, en prenant la peine de s’informer honnêtement sur l’origine du conflit, en raccrochant au vestiaire nos costumes identitaires et nos attachements émotionnels. D’autre part, en posant un acte concret, à notre humble échelle: une prière, un geste humanitaire, une pensée positive, une donation ou une marche pour la paix. Non pas pour sauver qui que ce soit, mais pour laisser s’exprimer la part la plus humaine en nous.

La marche mondiale pour Gaza

Dans un geste d’une portée symbolique considérable, des citoyens de 37 pays dont 300 Suisses ont décidé de converger vers l’Égypte pour organiser une «Marche mondiale vers Gaza», du 12 au 15 juin. Les participants tenteront de marcher de El Arish jusqu’au point de passage de Rafah, «pour exiger physiquement l’ouverture immédiate d’un accès humanitaire vers Gaza et ainsi briser ce blocus inhumain imposé par Israël». Cette pérégrination de trois journées, effectuée aux heures fraîches du matin et du soir – la chaleur pouvant atteindre 50 degrés dans cette zone désertique – vise à briser le mutisme gouvernemental par leur témoignage.

Le porte-parole suisse Samuel Crettenand explique que cette marche s’inscrit dans une tradition de résistance civile non-violente, rappelant les grandes mobilisations historiques pour les droits humains. Ce ne sont pas des foules mais des présences. Leurs pas écrivent une autre histoire, non pas sur les réseaux sociaux, mais sur la terre même. Dans cette marche, il n’y a ni slogan, ni haine. Il y a l’évidence d’une humanité commune qui ne peut pas détourner les yeux. C’est bien ce qui a convaincu Antoine André, fondateur du média The Swissbox Conversation, de se lancer dans le projet: «Je refuse de rester passif face à ces crimes. Je refuse de faire partie d’une génération qui a regardé mourir un peuple sous le feu de l’oppresseur sans réagir. J’estime que si les États se taisent, alors les peuples doivent se lever». Il vient d’enregistrer un nouveau podcast sur le sujet.

Cette convergence citoyenne révèle quelque chose de profond dans notre époque: face à l’impuissance ressentie devant les logiques géopolitiques, des individus ordinaires choisissent de reprendre l’initiative par l’action directe pacifique. Leur démarche ne prétend pas résoudre les complexités diplomatiques du conflit, mais elle affirme deux principes simples et puissants: premièrement, l’assistance humanitaire ne devrait jamais être otage des calculs politiques; deuxièmement, tout citoyen peut entreprendre un pas à sa mesure, aussi petit soit-il.

Cette mobilisation internationale illustre également une évolution des consciences. Loin des manifestations partisanes qui caractérisent souvent les réactions au conflit israélo-palestinien, cette marche se positionne sur le terrain exclusif de l’humanitaire. Ses participants viennent d’horizons divers, unis par une seule conviction: celle que la souffrance humaine, quelle qu’elle soit, appelle une réponse de solidarité. Maintenant, compte tenu des tensions dans la région, nous leur souhaitons d’arriver à destination et rien n’est moins sûr.

Voix juives pour la paix

Une des dimensions les plus méconnues de cette crise réside dans l’émergence de voix juives, y compris israéliennes, qui s’élèvent contre les actions militaires menées à Gaza. Ces positions, souvent invisibilisées par les médias grand public, témoignent d’une diversité de pensée au sein des communautés juives qui contraste avec l’image d’unanimité souvent véhiculée par les médias.

Il existe de nombreuses organisations juives, tant en Israël que dans la diaspora, qui s’engagent activement pour la paix en Palestine et la réconciliation israélo-palestinienne. Ces groupes, souvent composés de citoyens, d’anciens soldats, de rabbins, d’intellectuels et d’artistes, incarnent une autre voix du judaïsme: celle de la conscience, de la justice et de la cohabitation.

Dans une vidéo, Stephen Kapos, survivant de la Shoah âgé de 87 ans, partage son témoignage poignant et sa perspective sur le conflit en cours à Gaza. Enfant durant l’Holocauste, Kapos a survécu en se cachant à Budapest sous une fausse identité, tandis que la majorité de sa famille périssait dans les camps nazis. Aujourd’hui, il exprime son indignation face à ce qu’il considère comme un génocide perpétré par Israël contre les Palestiniens de Gaza.

Kapos dénonce l’utilisation de la mémoire de la Shoah par le gouvernement israélien pour justifier ses actions militaires, affirmant que cela constitue une insulte à la mémoire des victimes de l’Holocauste. Il critique également la tentative de certains dirigeants israéliens de confondre judaïsme et sionisme, estimant que cette assimilation alimente l’antisémitisme. En participant activement à des manifestations pro-palestiniennes à Londres, Kapos souhaite montrer que de nombreux Juifs s’opposent aux politiques actuelles d’Israël et soutiennent les droits des Palestiniens.

Son témoignage met en lumière les parallèles qu’il perçoit entre les souffrances endurées par les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et celles vécues aujourd’hui par les Palestiniens à Gaza. Il appelle à une prise de conscience collective et à une action internationale pour mettre fin aux violences et promouvoir une paix fondée sur la justice et la reconnaissance mutuelle.

Comme l’expliquent des militants juifs européens à Euronews: «Ayant souffert tout au long de l’histoire, les Juifs devraient s’identifier aux opprimés et défendre leurs droits, quel que soit l’oppresseur». Cette position, fondée sur une mémoire historique de la persécution, invite à une solidarité qui transcende les frontières identitaires.

Objecteurs de conscience en Israël

Depuis le 7 octobre, un nombre croissant de soldats israéliens, principalement des réservistes, ont exprimé leur refus de continuer à servir dans la bande de Gaza. Par ailleurs, des lettres ouvertes ont été publiées par des groupes de réservistes, notamment des aviateurs, des officiers de marine, des unités blindées, des troupes de parachutistes et des forces spéciales, dénonçant l’impasse de la stratégie du gouvernement dans la guerre menée contre le Hamas à Gaza. Nous en avons déjà parlé sur Essentiel News.

Certains soldats ont également témoigné de leurs expériences sur le terrain, décrivant des actions qu’ils considèrent comme contraires à leurs valeurs éthiques, telles que des destructions de maisons sans justification militaire et des violences envers des civils.

Les sanctions pour ces refus varient. Dans certains cas, des soldats ont été emprisonnés pour avoir refusé de servir en Cisjordanie ou à Gaza. Cependant, l’armée israélienne examine chaque cas individuellement, et tous les signataires de lettres de refus n’ont pas été arrêtés.

Ce mouvement de refus, bien que minoritaire, reflète une fracture morale au sein de la société israélienne, où des soldats questionnent la légitimité et les objectifs de la guerre en cours à Gaza. Et si l’antidote au poison du conflit au Proche-Orient allait venir de l’intérieur?

La musique comme pont vers la réconciliation

Dans cette tempête morale, la voix de Jérémie Dhjan, peintre, auteur, compositeur et interprète franco-israélien qui a vécu une décennie en Israël, porte la tolérance au-delà des murs.

Sa musique, sa peinture et sa parole vibrent d’une foi qui refuse l’oppression. Avec son groupe MEWE a new religion, il chante l’unification spirituelle. Dans son clip Mixed blood, il prône ce qu’il est, soit le fils d’une mère catholique aux origines musulmanes et d’un père juif. Jérémie Dhjan a vu de l’intérieur la manière dont certains esprits sont conditionnés par la peur et appelle à la fin du génocide. Selon les dires de son meilleur ami, un ancien capitaine de l’armée israélienne: «là-bas, quand un jeune soldat s’entraîne sur une cible, elle ressemble à un Arabe».

Depuis leur jeunesse, les Israéliens sont conditionnés par la menace. Le musicien ne diabolise pas ses frères israéliens pour autant. Il les regarde avec lucidité et tendresse: «J’ai beaucoup d’amis en Israël. Un ancien capitaine de l’armée, dégoûté par le système de Tsahal, avait refusé de faire melouim (ndlr: convocation annuelle de l’armée un mois par an). Il s’était enfui de sa caserne par le toit et avait perdu tous ses droits. Il subissait une pression de dingue. Depuis, il s’est marié et il a eu des enfants. Et contre toute attente, bien qu’étant contre la politique de Netanyahu, ayant peur pour sa propre famille, il ne voit pas d’autre issue que de continuer la guerre. Je ne le comprends pas, mais il reste un frère, même s’il me sort des horreurs. Comme pour beaucoup, il est piégé par une situation extrême.»

Comme Jérémie, des milliers d’Israéliens affichent un sobre mais puissant «Not in my name» sur leurs profils Facebook ou sur d’autres réseaux sociaux.

Yonatan Shapira, ancien pilote d’hélicoptère de sauvetage dans l’armée de l’air israélienne, est devenu l’une des voix les plus critiques de l’intérieur du système militaire israélien. Il est devenu un militant actif pour les droits des Palestiniens. Il a participé à des initiatives telles que la flottille pour Gaza et a cofondé le mouvement «Combatants for Peace», réunissant d’anciens soldats israéliens et des combattants palestiniens.

Il soutient également le mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) et milite pour une solution politique fondée sur l’égalité des droits pour tous les habitants de la région. En mars 2025, Shapira a de nouveau pris la parole, appelant à la fin des massacres à Gaza et accusant les pays occidentaux de complicité dans ce qu’il qualifie de génocide. Il a déclaré: «Aucune autre force dans la région n’a tué autant de civils innocents que les pilotes israéliens.» Il a également critiqué le gouvernement israélien, le qualifiant de «pire que tout mauvais gouvernement» et de «nazi».

Parmi les grandes voix pacifistes, évoquons feu le philosophe et moraliste Yeshayahou Leibowitz, mort en 1994, très respecté par de nombreux israéliens pour son courage et son positionnement contre la politique et l’armée, allant jusqu’à soutenir les objecteurs de conscience qui doivent faire leur service militaire dans les territoires arabes. Pour lui, «l’occupation détruit la moralité du conquérant», rendant de fait immorale l’occupation des territoires palestiniens.

Ce qui se joue dans les coulisses de la géopolitique
Comment expliquer ce remake cauchemardesque perpétuel? Pour Jérémie Dhjan, il faut trouver des éléments de réponse dans le messianisme israélien: «Israël met une pression énorme pour provoquer la destruction de la mosquée d’Al Aqsa à Jérusalem. Savez-vous qu’elle a déjà été effacée sur certaines cartes postales vendues dans le souk de Jérusalem autour de la mosquée? Ils veulent la remplacer par la construction du 3ème temple de Salomon, l’une des étapes majeures pour forcer la venue du Messie». Le musicien affirme dans son livre-manifeste La Transparence: Lettre à mes frères juifs que le Messie ne peut être un homme mais une conscience unifiée: «L’état de Messie, c’est quand l’être humain devient UN», explique-t-il. «Le Christ n’est pas un Messie, mais un état d’être. Personnellement, je m’évertue à inspirer la venue d’un Sauveur en soi plutôt qu’à l’orchestrer dans le monde extérieur, comme le fait Netanyahu. Pour moi, le Messie est un être collectif.»

Dans son clip God First, il dénonce le Premier ministre qui s’adresse au rabbi Loubavitch, qui lui demande de hâter la venue du Messie. Et c’est là qu’on comprend que le chef d’État sert un agenda métapolitique.

Gaza, l’enjeu ultime

Au cœur de la tragédie de Gaza, il y aurait donc un enjeu plus souterrain, rarement évoqué dans la presse: celui de la convergence idéologique entre deux messianismes que tout semblait opposer — le messianisme chrétien évangélique, d’origine principalement américain, et le messianisme juif sioniste religieux. Ces deux courants, bien que théologiquement distincts, trouvent un terrain commun dans leur lecture eschatologique de l’histoire.

Ils partagent l’idée que la Terre Sainte, et plus précisément Jérusalem, est le théâtre prophétique de la fin des temps. Pour de nombreux évangéliques, notamment aux États-Unis, le retour du Christ ne pourra advenir que si les conditions bibliques sont réunies: le retour des Juifs sur leur terre, la souveraineté juive sur Jérusalem, et, pour les plus radicaux, la reconstruction du Troisième Temple à l’emplacement même de la mosquée Al-Aqsa.

Ce projet messianique suppose, de fait, une domination exclusive d’Israël sur le territoire, et une disparition symbolique et physique de toute présence musulmane sur l’esplanade des Mosquées. En miroir, certains courants juifs ultraorthodoxes ou nationalistes religieux considèrent eux aussi que la venue du Machia’h ne peut se produire que dans un Israël entièrement restauré dans ses frontières bibliques, débarrassé de ses ennemis et sanctifié par la reconstruction du Temple.

Ce qui réunit ces deux visions, c’est leur rejet de la paix comme finalité. La guerre est vue comme une étape nécessaire, une purification, un accouchement sanglant du monde nouveau.

La guerre mondiale des religions

Youssef Hindi et Pierre-Antoine Plaquevent, dans leur ouvrage La guerre mondiale des religions, dénoncent cette dérive en montrant comment l’eschatologie, devenue une matrice métapolitique, alimente une stratégie impériale fondée sur la manipulation de la foi. Ainsi, pour une partie du monde évangélique américain, soutenir militairement Israël n’est pas un simple geste géopolitique: c’est hâter le retour du Christ, peu importent les conséquences humaines. Le paradoxe, cruel, réside dans le fait que ces mêmes chrétiens croient qu’au moment de ce retour, les Juifs devront soit se convertir, soit disparaître. Mais ce détail est soigneusement mis de côté dans les alliances politiques. En retour, des courants religieux israéliens acceptent volontiers ce soutien conditionnel, car il leur garantit puissance et légitimité. Ils font alliance jusqu’à ce que la réalisation de leur objectif respectif avec la venue de leur propre Messie les obligent à se retourner l’un contre l’autre.

Gaza, dans cette lecture, n’est plus une terre habitée par des familles, des enfants, des êtres humains. Elle devient un obstacle à éliminer, un vestige à purifier, un territoire sur lequel le «divin» doit régner sans partage. Les morts civils, les destructions, les exodes massifs ne sont plus des tragédies humaines, mais des nécessités prophétiques «au nom du bien défini par leur dogme». Ce délire sacré masque la réalité d’un peuple brisé, pris entre des bombes et des croyances fanatiques. Et pourtant, ce sont ces alliances, entre fondamentalisme chrétien et messianisme juif qui dictent aujourd’hui une partie de la politique étrangère américaine, au prix de la vérité, de la justice, et de la vie même. Derrière les ruines de Gaza, c’est donc une guerre de visions du monde qui se joue, où Dieu est convoqué non pour libérer, mais pour légitimer l’impensable, le pouvoir des uns sur les autres.

Être la paix : vers une philosophie de l’incarnation

Face à cette situation d’une complexité vertigineuse, une question essentielle émerge: comment, en tant qu’individus apparemment impuissants face aux logiques géopolitiques, pouvons-nous contribuer à la paix? La réponse ne réside peut-être pas dans l’action politique directe, mais dans une transformation de notre propre conscience, par exemple en sortant de la dynamique victime-bourreau.

Le conflit israélo-palestinien active en nous des mécanismes psychologiques primitifs qui nous poussent à choisir un camp, à désigner des victimes et des bourreaux. Cette polarisation, compréhensible émotionnellement, nous empêche paradoxalement de voir la situation dans sa globalité et d’identifier les véritables leviers de transformation.

Le remède de la non-dualité?

Reconnaître la souffrance palestinienne ne nécessite pas de nier l’angoisse existentielle israélienne. Condamner les violations du droit international par l’armée israélienne n’implique pas d’excuser les actes terroristes du Hamas. Cette approche non-dualiste, plus exigeante intellectuellement, permet d’éviter les pièges de la manipulation émotionnelle. «Toute activité au sein même de la division sera une validation de ce chaos, sa validation et sa régénération perpétuelle. Gaza est donc une extension de cette activité qui apparaît depuis la croyance imaginaire en la séparation», commente Didier Weiss, facilitateur en non-dualité.

L’expérience de Gaza nous confronte à nos propres limites: notre incapacité à accepter la complexité, notre besoin de simplifier pour pouvoir juger, notre tendance à projeter nos propres blessures sur les conflits extérieurs. En prenant conscience de ces mécanismes, nous pouvons commencer à développer une compassion plus mature, qui embrasse la souffrance sans se laisser aveugler par elle.

Incarner la paix au quotidien

«Tu ne peux pas imposer la paix, tu peux seulement être paix» propose Didier Weiss. Cette maxime prend tout son sens face à la tragédie gazaouie. Plutôt que de nous épuiser dans des débats stériles ou des manifestations partisanes, nous pouvons choisir d’incarner dans notre vie quotidienne les valeurs que nous souhaitons voir triompher dans le monde.

Cela peut passer par des gestes simples: refuser de participer aux conversations qui attisent la haine, pratiquer l’écoute empathique avec ceux qui ne partagent pas nos opinions, soutenir concrètement les organisations humanitaires qui viennent en aide aux victimes de tous bords. Ces actions, modestes en apparence, contribuent à créer un champ de conscience différent, où la compassion l’emporte sur la vengeance.

La méditation sur la souffrance d’autrui, pratiquée dans de nombreuses traditions spirituelles, offre également un chemin de transformation personnelle. En nous ouvrant pleinement à la douleur du monde, sans chercher à la fuir, ni à la résoudre immédiatement, nous développons cette capacité rare de présence compatissante qui constitue peut-être la contribution la plus précieuse que nous puissions apporter au peuple aimé de Palestine. Les uns méditent et prient avec douceur. Les autres disent «stop» et se placent en rempart contre la violence. Toutes les postures sont justes. Chacun doit trouver sa place dans la grande partition de l’existence, que les notes soient blanches ou noires. D’ailleurs, est-il possible d’envisager une symphonie sans «noires» ?

L’expérience Gaza comme miroir de notre humanité

La crise de Gaza fonctionne comme un révélateur de notre propre état de conscience. Notre réaction face à cette tragédie – colère, déni, instrumentalisation, ou au contraire compassion désintéressée – nous renseigne sur notre degré de maturité spirituelle et politique.

Ceux qui utilisent cette souffrance pour alimenter leurs propres agendas idéologiques révèlent leur incapacité à voir l’humain et sa grandeur derrière les concepts. Ceux qui s’indignent sélectivement selon l’appartenance des victimes montrent les limites de leur empathie. Ceux qui transforment leur émotion en haine de l’autre reproduisent exactement les mécanismes qu’ils prétendent combattre.

À l’inverse, ceux qui parviennent à maintenir leur cœur ouvert à toutes les souffrances, qui refusent la facilité de la polarisation, qui continuent à chercher des solutions constructives malgré l’apparente impossibilité de la situation, contribuent silencieusement à l’émergence d’une conscience collective plus mature. Et la Marche pour Gaza en est une belle expression.

Vers une conscience planétaire

Au terme de cette réflexion, une évidence s’impose: la crise de Gaza dépasse largement les frontières du Proche-Orient pour interroger notre capacité collective à inventer de nouvelles formes de coexistence. Elle révèle l’obsolescence de nos grilles de lecture nationalistes et communautaristes face aux défis globaux du XXIe siècle.

L’émergence de voix transversales – citoyens de toutes nationalités marchant pour protéger les actions humanitaires, juifs s’opposant aux politiques du gouvernement qui prétend les représenter, musulmans refusant l’instrumentalisation de leur foi, chrétiens dépassant les logiques apocalyptiques – témoigne d’une maturation des consciences qui pourrait préfigurer un nouveau paradigme politique.

Cette évolution ne se décrète pas, elle se cultive. Chaque individu qui choisit la compassion plutôt que la vengeance, la compréhension plutôt que le jugement, l’action ferme, mais constructive plutôt que la colère stérile, contribue à l’émergence de cette intelligence planétaire dont notre époque a tant besoin par une conscience individuelle christique.

La tragédie de Gaza nous rappelle que nous sommes tous reliés, que la souffrance de l’un affecte l’ensemble, que notre sécurité véritable ne peut se construire sur l’insécurité de l’autre. Cette leçon, douloureuse mais nécessaire, pourrait bien constituer le ferment d’une renaissance de l’humanisme pour le XXIe siècle. Et si le sacrifice du peuple palestinien était le moyeu d’une nouvelle conscience bâtie sur l’Amour?

Même si les enfants martyrs de Gaza n’ont rien à faire de ce «blabla» journalistique, même si ces lignes ne sont ni des pansements, ni des sacs de riz ou des perfusions qui pourraient leur sauver la vie, c’est peut-être là le véritable enjeu: non pas de résoudre ce conflit particulier, mais d’apprendre à travers lui comment l’humanité peut grandir face à ses propres contradictions, comment elle peut transformer ses blessures en sagesse, ses divisions en compréhension mutuelle. Gaza, dans sa tragédie même, nous offre cette opportunité de devenir enfin adultes sur le plan de la conscience individuelle.

L’espoir ne réside pas dans une solution miracle qui effacerait d’un coup les décennies de traumatismes et de ressentiments. Il réside dans notre capacité personnelle et collective à incarner dès aujourd’hui les valeurs que nous souhaitons voir triompher demain. C’est en étant la paix que nous la construisons, c’est en vivant la compassion que nous la répandons, c’est en pratiquant la justice que nous la réalisons.

Gaza nous regarde. Que voit-elle en nous ?