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«Sous-financée, l’OMS est vulnérable»

Entretien avec Yasmine Motarjemi, spécialiste des toxi-infections alimentaires et lanceuse d'alerte, qui travaillé longtemps à l'OMS. Cette organisation doit être réformée d'urgence et remise au service de la santé des gens

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L’OMS est une organisation nécessaire car sans elle la situation serait cacophonique. Par contre, une réforme est nécessaire pour en améliorer la gouvernance.

A l’époque où j’y travaillais, il régnait une situation propice à la «corruption du système». Le terme est utilisé dans le sens de dysfonctionnements dans la gestion, de situations d’irrégularités, des opportunités de manipulations. Comme je l’explique plus loin, en partie, les problèmes venaient des pays membres et de leurs institutions (1). Il ne faut pas oublier que les décisions importantes dictant la direction, la politique de santé et le fonctionnement de l’OMS  sont prises par le Conseil exécutif de l’OMS, l’Assemblée mondiale de la Santé, et les comités d’experts.

Déjà le fait que l’OMS soit sous-financée la rend vulnérable. Dans ce contexte, le rôle de Bill Gates et son influence sur la politique de santé sont fondamentaux et méritent une enquête. Au début de la crise sanitaire, j’ai écrit à M. Gates le 22 mai 2020 et ce texte a été publié dans infoméduse (2). J’y fais part en substance de mes réelles inquiétudes quant au partenariat qu’entretient la Fondation Gates avec l’OMS. Je relève que l’influence ainsi exercée serait susceptible de donner lieu à des conflits d’intérêts.

De nombreuses voix se demandent: qui dirige la politique mondiale de santé?

« Une telle situation peut saper la confiance dans un système destiné à garantir la sécurité des vaccins et discréditer les politiques de l’OMS aux yeux de beaucoup, même si ces politiques sont impartiales et saines. À un moment où le leadership et la confiance dans les orientations de l’OMS sont essentiels pour coordonner la crise à laquelle nous sommes confrontés, cela pourrait être très préjudiciable à la santé publique ».

« De nombreuses voix se demandent qui dirige désormais la politique mondiale de la santé publique. Qui serait responsable de l’évaluation de l’innocuité des vaccins résultant de la recherche parrainée par Gates, si Gates est également partenaire de l’OMS ? Afin de garantir la confiance du public et l’intégrité du système mondial de sécurité des produits, il est temps de clarifier cette situation mal définie et de faire en sorte que le monde bénéficie du généreux soutien financier de la Fondation Gates tout en réduisant le risque de conduite de l’agenda de la santé publique ».

Les Etats membres défendent leurs intérêts et les experts se bagarrent

Les intérêts et les problèmes des pays membres de l’OMS divergent. Par conséquent chacun veut imposer sa propre politique et défendre ses intérêts. De plus, j’ai fait l’expérience de bagarres entre les branches professionnelles. Par exemple, au temps où je travaillais à l’OMS, les experts de différentes disciplines se disputaient la propriété  de la sécurité sanitaire des aliments, un domaine que je connais particulièrement bien. Les vétérinaires réclamaient le domaine des pathogènes d’origine alimentaire. Le département «chemical safety» gérait la sécurité des substances chimiques. Les départements des maladies diarrhéiques, l’eau, et la nutrition ainsi que notre département étaient également en conflit sur le rôle de la sécurité des aliments dans la prévention de la mortalité infantile. Le rôle des aliments était souvent négligé et on se battait pour sa reconnaissance (3, 4). Dans ces disputes, la direction n’intervenait pas pour régler la situation. Ceci a eu des conséquences tant sur notre temps, notre énergie, l’efficacité de nos efforts que sur la politique de la santé (lire encadré).

L’Allemagne avait envoyé un de ses vétérinaires pour travailler au sein de l’OMS. Elle lui fournissait des fonds afin qu’elle développe des recommandations reflétant son point de vue. Un représentant américain du Département US de l’Agriculture était venu pour développer la politique en matière d’évaluation des risques microbiologiques, ce qui était éminemment important pour les standards alimentaires et le commerce international des aliments.  Je me rappelle qu’il voulait organiser des réunions d’experts sans pour autant inviter les représentants des pays du tiers monde.

Il y a eu de nombreux autres cas: Japon, France, Corée du Sud… Ces fonctionnaires, dont certains étaient venus pour promouvoir les intérêts de leur pays, n’affrontaient pas le processus de sélection de l’OMS. De plus, comme ils devaient retourner chez eux après quelque temps, leur avenir/carrière était dans leur propre pays. Ils devaient loyauté à leur pays.

Obligés d’accepter de l’aide… intéressée

Dans notre département, nous étions obligés d’accepter ces services, car nous étions tellement sous-financés. Toute aide pour assumer nos responsabilités était appréciée. Nous avons également travaillé avec des associations de l’industrie alimentaire pour avoir accès à leur soutien et expertise. C’est ainsi que j’ai collaboré avec Nestlé par le biais d’une ONG appelée Industry Council for Development (ICD). Le mandat que nous avions donné à cette ONG était de former le personnel de santé et les nutritionnistes des pays en développement à la sécurité alimentaire. Cela dit, nous prenions soin de contrôler ce qui était fait et d’éviter autant que possible le lobby industriel. Par exemple, l’ICD nous assistait dans la formation du personnel de santé sur la base de manuels de formation dont l’OMS maîtrisait le contenu (5).  Cette collaboration était considérée comme un modèle de partenariat public-privé.

«L’aide de Nestlé n’était qu’un moyen d’accéder aux informations internes de l’OMS»

Plus tard, lorsque j’ai travaillé chez Nestlé, j’ai appris que l’aide que ce groupe apportait à l’OMS par le biais de l’ICD n’était qu’un moyen d’accéder aux informations internes de l’OMS. Quand ce moyen d’influence ne lui plus été utile, Nestlé a mis fin à l’ICD. Des données sur ce sujet ont été soumises au tribunal dans le cadre de mon procès contre Nestlé.

D’autres ONG ont influencé la politique de L’OMS. Je me rappelle, quand j’ai commencé mon travail à l’OMS en 1990, un des projets était de préparer des instructions sous forme de pictogrammes pour la préparation hygiénique des laits infantiles. A l’époque le programme de maladie diarrhéique de l’OMS, qui collaborait étroitement avec certaines ONG s’est opposé à ce projet sous le prétexte qu’une telle directive serait la promotion du substitut du lait maternel. Même la mention du biberon était mal vue. Par conséquent, nous avons dû abandonner ce projet.  Mais des années plus tard, en 2007, suite à des infections à salmonelle ou Cronobacter/Enterobacter sakazakii, suivies de cas mortels chez les nourrissons, l’OMS en collaboration avec la FAO a élaboré des instructions pour la préparation des laits infantiles, comme nous l’avions prévu (6).

Infos manipulées

Parfois, les informations étaient manipulées. Par exemple, on attribuait au manque d’eau salubre le décès de 5 millions de bébés dans le monde, sans mentionner le rôle de la contamination des aliments. Ces manipulations ont eu des conséquences profondes et de grande portée sur la politique de la santé mondiale, comme l’illustre une expérience professionnelle citée à titre d’exemple (voir encadré).

Les grands pays donnaient le ton dans leur domaine de prédilection. J’avais constaté que les États-Unis s’intéressaient particulièrement aux maladies infectieuses, l’Allemagne à l’environnement et la santé animale, comme je l’ai mentionné plus haut. Plusieurs générations de directeurs des départements respectifs provenaient de ces pays.

Des consultants externes qui semaient le chaos

Sous l’ère de la Norvégienne Gro Harlem Brundtland (1998-2003), la situation a empiré de manière significative. Au nom d’une  restructuration, l’organisation a été démantelée, un certain désordre régnait dans la gestion de l’organisation et des procédures. Un jour on abolissait un département, un mois plus tard on le rétablissait. Un jour on nous a annoncé que nous devions déménager et que dans l’espace de quelques jours, pendant les fêtes de Noël, tous les bureaux allaient changer.  Alors pendant plusieurs semaines toute l’organisation était dans des cartons et ceci a entraîné d’énormes coûts. Au lieu d’interroger les employés et essayer de comprendre leurs contraintes pour rendre l’organisation plus efficace et indépendante, on a fait intervenir des consultants qui connaissaient mal l’organisation et son rôle. Ils voulaient appliquer aveuglement leur hypothèse de gestion et les théories sorties des écoles de management, tout en radiant des années d’expérience des employés et les acquis. Les rumeurs soutenaient que la titulaire aspirait à la fonction de Secrétaire générale de l’ONU, qu’elle ne  s’intéressait pas réellement à la bonne gestion de l’OMS. Certaines de ses décisions, par exemple celle de promouvoir les femmes, ont eu des effets négatifs et contre-productifs. De nombreux experts, dévoués à la santé publique, ont quitté l’OMS à cette époque.

La manque de ressources de l’OMS est le reflet de plusieurs facteurs comme le niveau de bien-être dans les pays membres, les dépenses affectées à la santé, les conflits sociaux ou militaires. Par exemple, j’ai constaté que le secteur de la santé est le moins bien financé par rapport aux autres secteurs. Je me rappelle une visite en Arabie saoudite: à l’opulence du ministère du Commerce s’opposait la vétusté du ministère de la Santé. L’OMS et la FAO se crêpent le chignon et ce n’est pas pour rien: la FAO est beaucoup plus riche que l’OMS… Voilà pourquoi celle-ci est obligée de prendre l’argent de Bill Gates.

La faiblesse du secteur de la santé est également démontrée par le fait que dans de nombreux pays, la sécurité des aliments est gérée par des ministères qui ne sont pas forcément compétents. Par exemple, en France, le ministère de l’économie gère la sécurité des aliments, alors que celle-ci est un problème de santé publique.

Renforcer les pouvoirs de l’OMS? A condition de bien identifier les problèmes

Le pouvoir de l’OMS reste relatif. Par exemple, je me rappelle que pour le choléra, des pays n’annonçaient  pas les cas, contrairement au règlement sanitaire international. Ils craignaient des répercussions économiques négatives pour le tourisme et l’exportation des produits alimentaires. Souvent, l’OMS n’avait pas le pouvoir de contrainte.

Pour améliorer le fonctionnement de l’OMS, il incombe d’identifier les problèmes et de les traiter à la base.

L’enjeu d’un futur traité lui donnant plus de pouvoirs? Il conviendrait de voir sur quels domaines le projet est centré (vaccination?) et si, au vu des défis de l’avenir et de ce dont notre monde aurait besoin, ce serait justifié.

Propos recueillis par Christian Campiche, mai 2022

 

«Je vous souhaite beaucoup d’énergie!»

En 2011, dans une célèbre revue scientifique, un article a été publié sur la mortalité infantile. L’article traitait des causes de la diarrhée chez les petits enfants sans mentionner du tout le rôle de la contamination alimentaire (7).

L’article m’a frustrée. Depuis des années, moi-même et d’autres professionnels de la sécurité alimentaire sensibilisons l’opinion publique au rôle de la contamination alimentaire dans la diarrhée infantile et tentons de corriger cette omission dans les politiques mondiales (3,4).

J’ai donc écrit au premier auteur pour lui demander s’il ne pensait pas que la contamination alimentaire jouait un rôle dans la diarrhée infantile. L’auteur a admis qu’il avait commis une erreur en omettant le rôle de l’alimentation, mais il a justifié son erreur en disant qu’il suivait la politique de l’OMS.

Cet événement m’a rappelé un souvenir lorsque j’étais en mission dans un pays en développement. Lors d’une table ronde sur le thème de la diarrhée infantile, l’allaitement maternel et la fourniture d’eau potable ont été mentionnés comme moyens de prévention. Cependant, il n’a pas été question d’éduquer les soignants à l’hygiène alimentaire. Lorsque j’ai soulevé la question de la contamination des aliments et suggéré de promouvoir également l’hygiène alimentaire, j’ai rencontré une opposition farouche. J’ai demandé quel mal il y aurait à ajouter le rôle de l’éducation à l’hygiène alimentaire aux actions qu’ils menaient. La réponse a été que cela diluerait leurs efforts concernant les autres mesures. Une seule personne, sur les 10-12 personnes présentées, a pris ma défense et a défendu ma position. Elle s’est ensuite tournée vers moi et m’a dit : “Madame, je vous souhaite beaucoup d’énergie car vous allez devoir déplacer une montagne“.

Pour en revenir à l’article erroné, l’auteur de l’article n’a pas proposé de se rétracter ou de corriger son article. J’ai fait part de la situation à d’autres collègues professionnels de la santé publique. Ils ont proposé de publier un autre article soulignant la nécessité d’une approche intégrée pour traiter les facteurs de risque de la diarrhée infantile (8). C’est ce que nous avons fait, mais malheureusement, l’article brossant un tableau très incomplet, et donc trompeur, du problème de la diarrhée infantile est toujours disponible et continue d’induire en erreur d’autres scientifiques (7). Y.M.

 

(1) La responsabilité de l’OMS et les attaques absurdes de Trump. Le Temps, 7 mai 2020.

(2) Vaccin contre le Covid-19, la lanceuse d’alerte vaudoise, Yasmine Motarjemi écrit à Bill Gates 22 May 2020.

(3) Käferstein F.K. 2003 Food safety: the fourth pillar in the strategy to prevent infant diarrhea. Bull World Health Organ. 2003; 8: 842-843

(4) Motarjemi Y. Käferstein F. Moy G. et al. Contaminated weaning food: a major risk factor for diarrhea and associated malnutrition. Bulletin World Health Organization.  71: 79-92

(5) Motarjemi, Y. 2006. ICD in perspective: Putting social responsibility into practice. 17 (12), Pages 1018-1022

(6) 2007 Directives relatives à la préparation, à la conservation et la manipulation dans de bonnes conditions des préparations en poudre pour nourrissons https://apps.who.int/iris/handle/10665/43667

(7) Moore S.R. 2011, Lima A.A. and Guerrant R.L. Infection: preventing 5 million child deaths from diarrhea in the next 5 year. Nat Rev Gastroenterol Hepatol. 2011; 8: 363-364

(8) Preventive Strategy Against Infectious Diarrhea-A Holistic Approach, Gastroenterology 143(3):516. https://www.gastrojournal.org/article/S0016-5085(12)01014-1/fulltex

 

* https://fr.wikipedia.org/wiki/Yasmine_Motarjemi