Aidez-nous à poursuivre notre mission en 2025! Objectif de notre financement participatif: 144'000 chf (150'000 €) - 71.56% atteints

Gros rebondissements dans la saga de l’arrestation de Pavel Durov

Entre autres révélations: le patron de Telegram se serait rendu en France pour dîner avec Emmanuel Macron. Mis en examen, il a pour l'heure été libéré sous contrôle judiciaire.

Partager

L’arrestation du patron de Telegram, Pavel Durov, à sa descente d’avion à Paris ce week-end, continue de faire des vagues: selon le Canard Enchaîné, Pavel Durov aurait déclaré aux policiers qui l’ont arrêté qu’il était attendu à dîner par Emmanuel Macron.

Cette déclaration, aussitôt démentie par l’Élysée, semble invraisemblable de prime abord. Pourtant, le quotidien financier américain Wall Street Journal vient de révéler que le patron de Telegram, et fondateur du réseau social russe VK, a déjeuné avec Emmanuel Macron en 2018; à cette occasion, le président français lui aurait proposé de déplacer le siège de Telegram en France, et Durov lui aurait demandé de lui octroyer la nationalité française.

Le journal indique aussi ce qui suit:

La France et les Émirats arabes unis lui ont accordé la citoyenneté en 2021, et le pays du Golfe a investi plus de 75 millions de dollars dans sa plateforme cette année-là.

Selon ses propres dires, M. Durov s’est battu pour empêcher les gouvernements de contrôler Telegram, tout en cultivant son image personnelle d’iconoclaste. Il est devenu un héros pour les défenseurs des libertés sur Internet, tels qu’Elon Musk et Edward Snowden, qui se sont ralliés à sa défense lorsqu’il a été arrêté samedi. […]

M. Durov s’est rapidement fait connaître en Russie, en tant qu’entrepreneur dans le domaine de la technologie, avec une tendance libertaire. Ses tendances politiques et son intérêt pour les systèmes de messagerie cryptée l’ont rendu irritant pour les services de sécurité russes et occidentaux.

La mystérieuse nationalité française de Durov

Le journal Le Monde, dans un article publié en juin 2023, donne quelques informations supplémentaires sur les conditions mystérieuses de sa naturalisation française:

Le patron de l’application de messagerie controversée a été naturalisé en 2021 par le biais d’une procédure exceptionnelle, et très politique. Un choix surprenant de la part des autorités françaises, et dont personne ne souhaite parler.

En août 2021, lorsque le nom du fondateur de Telegram, qui est né en Russie, est publié dans la rubrique naturalisation du Journal officiel, l’information passe d’abord largement inaperçue, avant d’être débusquée par la presse russe. Six mois auparavant, Pavel Durov a pourtant déjà obtenu un nouveau passeport, aux Emirats arabes unis, tirant parti d’une toute nouvelle disposition spécialement conçue pour les riches investisseurs étrangers, dans cet Etat qui n’accorde quasiment jamais de naturalisation. […]

Quel besoin avait-il en plus d’une nationalité française? Et, surtout, comment a-t-il pu obtenir une naturalisation tout en vivant à l’autre bout du monde, alors qu’il n’a aucune attache familiale dans l’Hexagone? «Pour obtenir la nationalité française, vous devez avoir résidé légalement sur le territoire français pendant une durée de cinq ou deux ans selon les cas, c’est ce qu’on appelle l’obligation de stage», détaille Flora Reynolds, avocate à Paris et spécialiste du droit des étrangers et du droit de la famille.

La manière principale d’en être dispensé est «d’appartenir à ce que le code civil appelle “l’entité culturelle et linguistique française”, soit les pays francophones». Ce n’est pas le cas de M. Durov, qui a séjourné régulièrement en France au cours des dernières années, dans des hôtels de luxe ou dans la résidence d’Antibes de l’oligarque Roman Abramovich, mais n’y a jamais habité.

Dans ces conditions, il n’existe en réalité qu’une seule procédure par laquelle Pavel Durov a pu obtenir sa naturalisation: celle dite de «l’étranger émérite». Une pratique rarissime, très discrète, qui octroie, à l’initiative du gouvernement, la nationalité française «à un étranger francophone, qui contribue par son action émérite au rayonnement de la France et à la prospérité de ses relations économiques internationales». Une survivance de l’Ancien Régime dans sa philosophie, note Vincent Tchen, professeur de droit public à l’université de Rouen, et dont l’usage «est très rare»: «Dans le manuel de droit des étrangers que j’ai écrit, cette procédure n’est évoquée qu’une seule fois, dans une note de bas de page». […]

Un porte-parole de l’entreprise certifie que l’homme d’affaires a suivi «une procédure régulière et légale et n’a bénéficié d’aucun traitement de faveur», sans plus de précision.

Si la procédure, techniquement, se fait «à l’initiative du ministre des affaires étrangères» après demande de la personne concernée, difficile de savoir ici qui a validé cet octroi de nationalité: le Quai d’Orsay assure «ne pas commenter plus en détail les dossiers individuels»; Jean-Yves Le Drian, ministre en exercice à l’époque, n’a pas donné suite aux sollicitations du Monde; Cédric O, ex-secrétaire d’Etat au numérique, n’a pas non plus souhaité s’exprimer.

Démêler le vrai du faux

Il est difficile de discerner la vérité parmi tout ce qui précède. On ne sait pas dans quelles conditions Durov a obtenu la nationalité française; on ne sait pas s’il a vraiment déjeuné avec Macron en 2018, et le cas échéant ce qu’ils se seraient dit; et on sait encore moins avec qui il prévoyait de dîner le soir du 24 août.

En tout état de cause, on ne sait même pas pourquoi il a été arrêté, et même s’il l’a vraiment été. Il y a pourtant un certain nombre de choses qu’on peut d’ores et déjà qualifier de fausses:

  • Telegram n’est pas vraiment une application de messagerie cryptée. C’est vrai que les «tchats secrets» le sont, mais ça ne concerne pas l’immense majorité du trafic sur l’application. A moins de créer un tel «tchat secret», et qui ne fonctionne que pour un dialogue entre deux utilisateurs, les messages ne sont pas cryptés. En particulier, les groupes et chaînes Telegram ne sont pas cryptés. C’est une particularité qui distingue Telegram de Signal ou de WhatsApp par exemple, dont tous les messages sont cryptés par défaut.
  • Ce n’est pas vrai que Telegram ne censure pas. Pavel Durov a notamment accepté en 2022 de bloquer plus de 60 chaînes à la demande du gouvernement allemand, y compris la chaîne d’Attila Hildman qui était accusé d’avoir «violé les lois locales» en remettant en doute la position du pouvoir en matière de Covid. Telegram a également censuré ce mois-ci la chaîne de Distributed Denial of Secrets (DDoS), qui avait partagé plus d’un million de documents confidentiels fuités suite à un piratage du gouvernement israélien.
  • Ce n’est pas vrai que la Russie ait capitulé après avoir échoué à bloquer l’application. En juin 2020, la Russie a renoncé à ce blocage après que Pavel Durov ait accepté de coopérer avec le Kremlin pour «lutter contre le terrorisme».
  • Ce n’est pas vrai que la France ait saisi une occasion unique de l’arrêter. Pavel Durov fréquente régulièrement Paris et l’Europe, et il a effectué un long voyage en vélo l’année dernière en Normandie. Il n’a donc pas été subrepticement attiré en France à dessein, dans la mesure où il aurait pu être arrêté lors de n’importe lequel de ses autres déplacements en Europe.
  • Ce n’est pas vrai que Pavel Durov rechigne à fréquenter les puissants; il se rend régulièrement dans la villa de l’oligarque israélo-russe Roman Abramovich à Antibes, qui a d’ailleurs investi 300 millions de dollars dans Telegram. En 2017, il est nommé «Young Global Leader» du WEF, et entre 2016 et 2018 il a servi dans le «Network of Global Future Councils» (Réseau des conseils mondiaux pour l’avenir) du WEF. Finalement, c’est un ami du français Arnaud Dassier, un entrepreneur qui s’est occupé de la campagne web de Nicolas Sarkozy en 2007.

Deux hypothèses

Les points ci-dessus ne constituent pas un acte d’accusation contre Pavel Durov, et il serait naïf de l’accuser de duplicité pour si peu. En effet, il est difficile d’imaginer pouvoir constituer une fortune de 15 milliards de dollars sans devoir faire certains compromis.

De fait, il est vrai que M. Durov a pris des positions en faveur des libertés individuelles; et il est aussi incontestable que sa plateforme accueille une grande hétérogénéité de pensée.

Toutefois, la prudence devrait prévaloir avant d’en faire nécessairement un héros. Si on s’arrête sur l’effet de la campagne de presse récente autour de son arrestation, on constate que tout le monde connaît désormais son nom, qu’il est présenté comme quelqu’un qui ne collabore jamais avec le pouvoir (c’est faux), et que Telegram profite d’une publicité gratuite comme d’une «messagerie cryptée» (il n’en est rien).

Deux hypothèses s’offrent donc:

  • Pavel Durov a effectivement été arrêté, et son arrestation avait effectivement pour but de le faire céder sur des questions de censure et de surveillance. Si cette hypothèse est la bonne, ce sont sans doute les documents fuités israéliens qui en sont la cause. En effet, ils continuent à circuler sur Telegram malgré la censure de Distributed Denial of Secrets, et le journal Haaretz a reconnu la semaine dernière que l’État israélien était engagé dans une campagne sans précédent de suppression et de censure. Dans le doute, tous ces documents peuvent encore être téléchargés ici.
  • La saga Pavel Durov a été imaginée pour construire son image de sauveur, et il sera prochainement, comme Edward Snowden avant lui, un héros hollywoodien. Les médias cherchent à en faire un nouvel Elon Musk, les dissidents auront d’autant plus confiance en Telegram, et cette plateforme se révélera un jour un gigantesque honeypot (pot de miel).

Pour savoir ce qu’il en est, il faudra examiner la tournure que prennent les évènements dans les jours et les semaines qui viennent. Pour l’heure, il est mis en examen, libéré sous contrôle judiciaire contre une caution de 5 millions d’euros, et se trouve sous le coup d’une interdiction de quitter le territoire français.

Dans l’attente, on sait du moins que le prétexte du pouvoir français de «lutter contre la pédocriminalité» est peu vraisemblable, dans la mesure où la société Free.fr en héberge une grande quantité, et que son propriétaire, le milliardaire français Xavier Niel, est bien loin de subir le même traitement que M. Durov.

Analyse complémentaire de Jean-Dominique Michel, anthropologue, webTV https://www.jdmichel.tv/ :