La Suisse confie la gestion de ses retraites à une banque américaine

L'AVS, premier pilier des retraites en Suisse, risque d'être bloquée par les Américains en cas de sanction.

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Le Blick a annoncé la nouvelle cette semaine en ces termes:

C’est un petit tremblement de terre qui a secoué la place financière suisse cet été. Le 1er juillet, le Fonds de compensation AVS a annoncé qu’il retirait à l’UBS son mandat de conservation des titres après 26 ans. Après une longue procédure de sélection, le géant bancaire américain State Street s’est imposé face à la grande banque suisse. Les aspects techniques et le prix ont été décisifs. Le transfert des actifs est en cours et devrait être achevé d’ici fin septembre.

Selon le journal alémanique, la décision a été prise par Compensuisse, une administration fédérale basée à Genève et présidée par Manuel Leuthold, qui est également président du conseil d’administration de la Banque cantonale de Genève. Compensuisse est responsable de la gestion des avoirs AVS (assurance vieillesse solidarité), AI (assurance invalidité) et APG (allocations pour perte de gain).

La délocalisation à l’étranger suscite toutefois des critiques politiques. En particulier, le conseiller national UDC Thomas Matter a expliqué au Blick:

La gestion des fonds du premier pilier est d’importance systémique pour notre pays. On ne confie pas à des mains étrangères ce qui est d’importance systémique.

Selon Matter, le fait que les avoirs AVS soient gérés depuis les États-Unis est particulièrement problématique:

Ils imposent leurs intérêts sans compromis. Nous l’avons vu avec les fonds en déshérence et l’abolition du secret bancaire. Et nous le vivons actuellement avec les sanctions contre la Russie.

Selon l’homme politique, cette décision représente un danger pour les retraités suisses. Son lui, les américains pourraient unilatéralement décider de geler ces avoirs dans le cadre de sanctions.

L’or suisse rapatrié des États-Unis

Longtemps considérés comme une place forte financière, le lustre des États-Unis s’est fortement terni depuis la fin de la guerre froide. Dès 1998 déjà, les politiciens suisses s’inquiétaient. Suite à l’affaire dite des «fonds en déshérence», le conseiller national Wilfried Ernest Gusset écrivait:

Une partie des réserves d’or de la Banque nationale suisse (BNS) est stockée aux États-Unis. Or, l’attitude adoptée par le gouvernement de ce pays dans l'”accord”, obtenu par un chantage, sur le soi-disant dédommagement des victimes juives de la guerre, soulève certaines questions, notamment celle de savoir si la Suisse dispose librement des réserves qui lui appartiennent.

Je prie donc le Conseil fédéral de bien vouloir répondre […]. Vu la plainte collective déposée contre la BNS, peut-il vraiment exclure qu’un quelconque juge fédéral américain ne va pas mettre sous séquestre (ne serait-ce que provisoirement) lesdites réserves d’or? […]

A l’époque, le Conseil fédéral répondait:

Pour des raisons de prudence, les réserves d’or en tant que réserve utilisable en dernier recours doivent être réparties à différents endroits. Aussi la Banque nationale détient-elle une partie de ses réserves d’or – cette partie représentait environ la moitié du total à fin 1997 – à l’étranger. La BNS ne divulgue pas les lieux exacts de stockage. La question de la disponibilité des réserves d’or stockées à l’étranger se pose dans la mesure où une partie de ces dernières se trouve aux USA.

L’issue favorable des négociations entre les banques suisses et les représentants des responsables de plaintes collectives déposées aux États-Unis a certes réduit sensiblement le risque de blocage des valeurs patrimoniales de la BNS, toutefois la question de savoir si des plaintes émanant de particuliers peuvent bloquer la fortune de la BNS aux USA reste d’actualité.

Sans révéler donc quelle proportion de l’or suisse se trouvait aux États-Unis, l’exécutif fédéral admettait volontiers à l’époque que le fait qu’il s’y trouve partiellement représentait un risque. Et en effet, quinze ans plus tard, sous pression de l’imminente initiative populaire “Sauvez l’or suisse“, la Banque nationale suisse annonçait qu’une grande partie de l’or souverain avait été rapatriée de l’étranger, et qu’aucun lingot ne se trouvait plus aux États-Unis.

Perte de confiance et dédollarisation

La Suisse n’est pas le seul pays à avoir rapatrié son or des États-Unis ou de son proche allié le Royaume-Uni. La tendance est mondiale, et s’est accélérée depuis que les États-Unis ont décidé de «geler» les réserves monétaires russes en représailles à la guerre en Ukraine.

La perte de confiance dans les États-Unis dépasse largement le contexte des réserves souveraines d’or. De façon générale, c’est l’ordre mondial d’après-guerre, dominé culturellement et militairement par les États-Unis, qui est en pleine rupture. Cela se traduit par une réduction de l’influence politique et financière américaine dans le monde, et une dédollarisation de l’économie internationale.

Dans son livre After Tamerlane: The Global History of Empire, l’auteur John Darwin explique en substance que le 17e siècle a été espagnol, le 18e français, le 19e britannique, et le 20e américain. Le déclin de cette dernière puissance au 21e siècle est déjà manifeste, et se produit au profit du continent eurasiatique et des BRICS qui la supplantent progressivement.

Or, au fur et à mesure que ce déclin devient manifeste, les États-Unis agissent comme tous les empires en phase d’affaissement: il s’emporte, et agit de façon d’autant plus péremptoire que ses vassaux s’en détachent. C’est ainsi que les sanctions imposées contre la Russie, dans un cadre de fausse indignation vis-à-vis de son offensive en Ukraine, se soldent comme une balle que l’Amérique s’est tirée dans le pied.

Dans ce contexte, les observateurs avisés ont compris que le risque de sanctions américaines contre la Suisse, inimaginables il y a encore trente ans, ne représentent plus l’impossibilité d’autrefois. Les pressions subies par la Confédération sur la question des «fonds en déshérence» comme sur celles sur le secret bancaire sont autant de symptômes de ce paradigme nouveau.

L’accord de libre échange avec la Chine sera-t-il en cause demain ? Peut-on vraiment l’exclure, dans le cas par exemple où Trump emporterait les élections de novembre? En tout état de cause, l’inquiétude de Thomas Matter semble avisée.

Interrogation parlementaire

C’est dans ce contexte implicite que le conseiller national susmentionné a fait parvenir une interrogation au Conseil fédéral, que nous reproduisons traduite ci-dessous.

Les caisses de compensation AVS/AI/APG sont responsables de la gestion financière et patrimoniale de ces trois assurances. L’autorité compétente, Compenswiss, a déchargé l’UBS du mandat de gestion des titres correspondants, pour un montant de 40 milliards de francs, et l’a transféré à la State Street américaine.

Dans ce contexte, je demande au Conseil fédéral de répondre aux questions suivantes:

1. Le Conseil fédéral juge-t-il opportun qu’UBS perde son mandat de dépositaire mondial des systèmes suisses de sécurité sociale AVS, AI et APG, et que celui-ci soit transféré à la State Street américaine? Si oui, pourquoi?

2. Tous les titres des fonds de compensation AVS/AI/APG seront-ils déposés à l’avenir auprès de la State Street américaine en tant que dépositaire global?

3. Pourquoi le gouvernement fédéral a-t-il retiré à l’UBS le rôle de dépositaire mondial alors que ce même gouvernement fédéral s’est montré extrêmement satisfait qu’UBS ait repris la défunte Crédit Suisse en mars 2023?

4. Ne serait-il pas plus judicieux, pour des raisons de sécurité de notre patrimoine national (1er pilier) que les systèmes de protection sociale suisses AVS, AI et APG, soient gérés par une banque suisse en tant que dépositaire mondial?

5. Dans quelle mesure la qualité des services de la société américaine State Street en tant que dépositaire mondial se distingue-t-elle positivement de celle de l’UBS?

Si et quand le Conseil fédéral répond, Essentiel News ne manquera pas d’en informer ses lecteurs.