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À travers les siècles : quand la liberté d’expression se protège derrière des pseudonymes

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Article d’Isabelle Alexandrine Bourgeois, journaliste libre et organisatrice d’événements en soutien à la liberté d’expression

Quand la transmission des idées doit se protéger sous un masque pour survivre aux verrous de la pensée unique

De la Suisse au reste du monde, le verrouillage de la pensée impose le retour des pseudonymes, comme sous les régimes totalitaires au cours de l’Histoire. Retour sur les grandes figures qui ont utilisé des noms de plume pour protéger leur indépendance idéologique et créative, voire leur vie. Avec plus ou moins de succès… C’est le cas d’Icaros que Planetpositive a invité à donner une conférence le 29 novembre prochain avec pour titre « Décrypter la religion secrète des puissants : clés philosophiques et techniques pour ne plus la subir ». Or, contre toute attente, la municipalité d’Aubonne vient de faire annuler la réservation de la salle communale invoquant l’argument de l’usage d’un nom d’emprunt par l’orateur. La conférence aura donc lieu ailleurs.

La municipalité d’Aubonne a pris la décision de revoir l’utilisation de ses salles communales. Après avoir accueilli de nombreuses conférences organisées avec succès par Planetpositive depuis 2021, les autorités ont choisi de reconsidérer l’autorisation d’une location de salle pour un intervenant se présentant sous le pseudonyme

«Icaros». Leur argument repose sur le fait qu’il est difficile, voire impossible, de vérifier les propos d’un intervenant anonyme afin de garantir qu’ils respectent les normes légales. Un conseiller a exprimé sa réticence quant à ce rétropédalage surprise, après quatre ans de collaboration harmonieuse entre les organisateurs et la Municipalité, évoquant l’importance de la liberté d’expression dans les espaces publics, tant que les propos échangés respectent les lois contre la haine et la violence. Pour lui, ces lieux appartiennent à l’ensemble de la communauté, et leur utilisation à des fins de débat reste une composante essentielle de notre démocratie.

En outre, les conférences d’Icaros étant disponibles en ligne, certains estiment qu’un petit effort de recherche de la part des fonctionnaires aurait pu permettre de mieux connaître son discours, irréprochable sur le plan légal, tant sur le ton paisible que sur le contenu. L’argument du pseudonyme comme motif de restriction n’a donc aucune base légale et la décision de la Municipalité révèle plutôt son angoisse à trouver le juste équilibre entre sécurité et liberté, au risque de se tromper.

Pourtant, en octobre, un autre orateur avait pu s’exprimer sous un pseudonyme, et la commune, sollicitée par la presse, s’était engagée courageusement à défendre la liberté d’expression. Il est compréhensible que le bucolique village d’Aubonne souhaite éviter les controverses, mais il reste à déterminer si cette précaution excessive sert véritablement les valeurs démocratiques de transparence et de débat. Aubonne, cette fois, a préféré le calme d’un village sans histoire et l’alignement des vignobles vaudois aux pressoirs de la polémique. Quoiqu’il en soit, j’aimerais remercier la Municipalité d’Aubonne de m’avoir accompagnée sur ce chemin pendant quatre ans.

Et si la fin du débat public mettait peu à peu des barreaux à nos villages?

Vers une prison lexicale ?

Cette situation soulève des questions pour les citoyens : doivent-ils soutenir leurs représentants dans le maintien d’une idéologie consensuelle ou défendre le droit d’expression, même au risque d’une controverse qui écornerait l’image d’une commune ? Et en quoi protéger la liberté d’expression ternirait la réputation d’un village ou d’une municipalité ? N’est-ce pas le monde à l’envers ? Il est piquant d’observer que des municipaux considèrent que l’image d’un village puisse être ternie en respectant la Constitution en louant ses salles à des conférences qui sortent des clous, et qu’au contraire, cette image serait préservée en interdisant la libre expression des opinions, en contradiction avec la Constitution.  “Allons-nous vers une prison lexicale, dans laquelle nous avons le droit de débattre, tant que c’est dans un bac à sable qui fait la taille d’une table de ping-pong ? Et si on en sort par les mots ou par la pensée, on devient des criminels”, explique Idriss Aberkane dans sa brillante conférence sur « La liberté d’expression ou la mort ».

À Nyon, la municipalité a pour sa part maintenu l’organisation d’un colloque sur le « climat dépolitisé » prévu le 1er décembre, malgré certaines critiques. Ce choix témoigne de la résilience de certaines collectivités face aux pressions extérieures, favorisant ainsi un espace de dialogue ouvert sur des questions variées, même lorsque les opinions divergent.

Le fléchissement de certaines autorités en Suisse inquiète. Alors que la censure bat son plein ailleurs en Europe, notre pays offrait encore un fragile refuge au débat des idées, même partagées par des intellectuels qui souhaitent s’exprimer dans l’anonymat, souvent pour des motifs stupéfiants en démocratie : préserver leur emploi ou tout simplement protéger leur vie et celles des membres de leur famille. C’est le cas de K-J pour qui la police de la pensée commet le crime de questionner la version officielle des attentats du 11 septembre. Aucun appel à la haine, mais des propos paisibles qui nous invitent simplement à réfléchir autrement. Ces mesures de protection que ces orateurs anonymes doivent s’imposer sont choquantes quand on sait que, dans le cas des conférences organisées par Planetpositive, ce sont des professeurs d’université, des médecins, des ingénieurs, des scientifiques ou des experts en cybersécurité qui ont l’audace de partager calmement des opinions en contradiction avec le discours officiel ou tout du moins, qui nous invitent à le questionner.

Combien de grands auteurs, artistes et écrivains dans l’Histoire ont pu faire passer de formidables messages à travers le temps, grâce à leur anonymat, contre vents et marées… Et si on avait réussi à réduire au silence Molière, Montesquieu, Georges Sand, Pablo Neruda ou Romain Gary, que resterait-il de leur éternelle sagesse ? Qui pour nous faire rêver et nous inspirer dans le dépassement de soi, la nécessité de rester fidèle à ses valeurs et à sa profonde humanité?

Un paradoxe: porter un masque pour rester authentique

Le recours aux pseudonymes au cours des siècles

La question du recours aux pseudonymes pour défendre la liberté d’expression a traversé les siècles, souvent au cœur de contextes politiques et culturels chahutés. De nombreux auteurs, artistes, et intellectuels ont utilisé des noms de plume pour contourner la censure, protéger leur sécurité ou celle de leurs proches, ou pour préserver leur indépendance d’esprit.

Le pseudonyme, en devenant le refuge d’idées révolutionnaires, a permis à de nombreuses figures de contourner la censure et mettre en lumière des vérités qui auraient été réduites au silence sous une identité déclarée. Voici quelques exemples de ces « Vaillants » dont la beauté des textes et des idées a survécu au couperet de l’ignorance.

Commençons par François Villon (1431-1463) dont le vrai nom était François de Montcorbier. Poète du Moyen Âge, François Villon est un des premiers à exploiter une forme d’anonymat pour s’exprimer. Ce pseudonyme lui aurait permis de dénoncer les inégalités de son époque et de dépeindre les réalités brutales des classes marginalisées. Sa poésie évoque sans détour la misère et les abus des puissants, défiant les autorités religieuses et sociales du royaume de France.

Molière (1622-1673), de son vrai nom Jean-Baptiste Poquelin, a adopté un nom d’emprunt dans une France où le théâtre est encore méprisé et la critique risquée. Ce pseudonyme lui permet d’échapper au jugement d’une société conservatrice, en lui donnant la distance nécessaire pour dénoncer l’hypocrisie religieuse et les faux dévots. Molière, maître de la satire sociale, utilise ce masque pour instaurer un théâtre libérateur qui ose défier le conformisme.

Charles-Louis de Secondat se masque sous le nom d’emprunt de Montesquieu (1689-1755) pour critiquer la monarchie et l’Église sous l’Ancien Régime. Montesquieu a choisi d’écrire « Les Lettres persanes » en prenant le point de vue de deux voyageurs persans, une distance fictive qui lui a permis de critiquer les excès et les absurdités de la société française. Grâce à cette structure narrative, il abordait sans crainte la corruption, le despotisme et l’intolérance, révélant la nécessité de réformes dans une France figée.

Symbole des Lumières, François-Marie Arouet, alias « Voltaire » (1694-1778), adopta son pseudonyme pour s’attaquer sans retenue aux dogmes de son époque. Dans ses écrits, souvent publiés anonymement ou sous d’autres identités, il pourfendit les tyrannies religieuses et politiques. Voltaire incarna la liberté de pensée, et son pseudonyme devint l’emblème de son combat pour une société éclairée, où la raison et l’esprit critique priment sur les croyances aveugles.

À la veille de la Révolution française, Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais (1732-1799) écrit « Le Mariage de Figaro », œuvre qui ridiculise la noblesse et la hiérarchie sociale. À travers Figaro, il critique l’arrogance de l’aristocratie et défend une société plus équitable, où les privilèges sont remis en question.

Henri Beyle, alias « Stendhal » (1783-1842), s’impose comme un chroniqueur critique de la société française postrévolutionnaire. En écrivant sous pseudonyme, il explore les contradictions de la bourgeoisie, les ambitions et la quête de pouvoir. Son « Le Rouge et le Noir » est une peinture impitoyable de l’hypocrisie et de la vanité des élites, et nom masqué lui permet d’affirmer son indépendance dans un contexte où l’expression libre reste périlleuse.

Venons-en aux magnifiques sœurs Brontë au milieu du XIXe siècle. Emily, Charlotte et Anne Brontë deviennent « Ellis, Currer et Acton Bell » pour contourner les préjugés sexistes de l’époque victorienne. Grâce à ces noms masculins, elles publient des romans passionnés et tourmentés, qui dépeignent la condition féminine et ses luttes. Leur anonymat leur permet de donner voix à des émotions et des réalités sociales interdites aux femmes écrivaines, faisant d’elles des pionnières dans le combat pour l’émancipation féminine.

Aurore Dupin choisit le pseudonyme de « George Sand » (1804-1876) pour échapper aux restrictions imposées aux femmes. Sous ce nom, elle aborde des thèmes controversés, défend la liberté d’aimer et la justice sociale, et devient l’une des voix les plus audacieuses de son temps. George Sand incarne la rébellion contre le carcan de son époque, affirmant que la liberté d’expression doit être accessible à tous, indépendamment de leur sexe.

François-Anatole Thibault, alias « Anatole France » (1844-1924), choisit le pseudonyme pour dénoncer les travers de la société et critiquer l’Église. Dans des œuvres comme « L’Île des Pingouins », il utilise l’ironie pour pointer du doigt la corruption, les préjugés et la manipulation des masses. Anatole France fait du pseudonyme un symbole d’indépendance intellectuelle et de liberté d’expression dans une époque de plus en plus surveillée.

Plus proche de nous, nous pensons évidemment l’écrivain engagé « Georges Orwell » (1903-1950), dont le vrai nom était Éric Arthur Blair. Avec « 1984 » et « La Ferme des animaux », Orwell dénonce les totalitarismes et l’asservissement de la pensée. Le pseudonyme le protège des répressions et lui permet d’exprimer sa critique acerbe des systèmes politiques qui contrôlent l’information.

Au Chili, le poète Ricardo Eliécer Neftalí Reyes Basoalto devient « Pablo Neruda » (1904-1973) et fait de sa poésie une arme contre l’oppression et les dictatures. Neruda incarne la voix des opprimés et la résistance des artistes face à l’injustice.

Romain Gary (1914-1980), né Romain Kacew, se crée un double pseudonyme avec « Émile Ajar », pour échapper aux attentes du milieu littéraire. Ce second nom de plume, utilisé pour « La Vie devant soi », critique la rigidité des institutions littéraires et rappelle que l’œuvre prime sur l’auteur. Gary, avec ses identités multiples, prône une liberté d’expression affranchie des jugements de la société.

Et aujourd’hui, Icaros est lui aussi touché par la censure. Icaros est un informaticien génial et rebelle, investi dans le piratage éthique et la sécurité sur Internet. Il est aussi collaborateur auprès du média libre Essentiel.News. Il a créé un site visionnaire « qui a pour but d’apporter un peu de diversité cognitive dans un monde gouverné par une pensée monolithique, obscurantiste et dogmatique. À une époque où les libertés de la presse diminuent rapidement, où les lanceurs d’alerte sont déclarés ennemis de l’État et où la plupart des journalistes se sont transformés en publicitaires ou en propagandistes du pouvoir, je pense qu’il est important de s’exposer à des idées hétérodoxes », explique-t-il.

Au cours de sa conférence le 29 novembre prochain, il nous expliquera ce qu’il a compris de la religion secrète des puissants, qui, comme il le dit, « suffoquent sous des superstitions de l’âge de bronze ». En particulier, il décrira le fil rouge entre « Nouvel ordre mondial », « Great Reset », « Great awakening », « New Age », « singularité technologique » et « catastrophe climatique », différentes facettes de la même idée eschatologique.

La monoculture de l’esprit versus la pluralité des opinions

Affrontement entre la police de la pensée et la diversité des opinions

En résumé, des premiers écrivains du Moyen Âge aux intellectuels contemporains, le pseudonyme est bien plus qu’un nom emprunté : il est un bouclier, un espace de liberté et une affirmation du pouvoir des mots, d’être soi et être vrai. À chaque époque, ces auteurs nous rappellent que la liberté d’expression est un combat permanent, et que la voix humaine trouve toujours un moyen de se faire entendre, même sous le masque de l’anonymat, même quand la réservation d’une salle communale est annulée.

En conclusion, j’invite tous les amoureux de la démocratie et du débat d’idées à venir soutenir les organisateurs de ces conférences dites « controversées » en vous inscrivant à leurs événements, qu’ils soient organisés par Planetpositive ou le Mouvement Fédératif romand en Suisse ou par d’autres initiateurs partout en Europe. Par exemple, venez nombreux à notre colloque sur le climat le 1er décembre à Nyon. Vous pouvez aussi le suivre à distance. Nous faisons appel à votre engagement et à votre solidarité pour soutenir les orateurs invités par Planetpositive et le Mouvement Fédératif Romand, car ils prennent des risques inacceptables en démocratie pour partager le fruit de leurs recherches et enrichir le débat public, signe extérieur d’une bonne santé spirituelle et mentale de notre société.

Je vous invite également à soutenir les médias alternatifs qui font le travail que les médias conventionnels ne font plus et qui permettent d’avoir un autre éclairage de l’actualité dans un contexte de crise, en interviewant des personnalités qu’ils estiment intègres, pertinentes et parfaitement compétentes pour parler sur des sujets pointus. En Suisse, je pense évidemment à mon média indépendant Planète Vagabonde, à Essentiel News, à L’Impertinent, à L’Antipresse, à Radio Libre ou à L’info non censurée de l’anthropologue Jean-Dominique Michel, aux chaînes youtube « The Swissbox conversation » d’Antoine André ou Antithèse animé par le journaliste Martin Bernard, pour ne citer que ceux-là. Tout comme moi, ils offrent beaucoup de contenu gratuit. Or, seul un soutien financier nous donne la chance de pérenniser notre action et de nous constituer en rempart au massacre de la pluralité des idées.

La liberté de parole est comme un bon vin travaillé par des cœurs et des esprits ouverts

La liberté d’expression est comme un bon vin. Cultivée avec soin, la vigne grandit dans le respect de chaque opinion, nourrie par les variations de lumière, entre ombre et soleil. Le vignoble, avec ses rangées bien ordonnées, représente les règles qui encadrent cette liberté : elles offrent un cadre, mais sans étouffer les grappes qui y mûrissent. Si on taille trop les vignes, si on limite trop la liberté, le vin perd sa saveur et son caractère. Mais si on respecte le terroir, si on accepte que chaque cep ait son goût propre, alors le vin de la liberté devient riche et complexe, offrant une diversité de saveurs à savourer pleinement dans une démocratie vivante.

Sites d’Isabelle A. Bourgeois :

Planetpositive

Planète Vagabonde