Le premier congrès juif anti-sioniste publie une déclaration historique depuis Vienne

Les futurs historiens en prendront sans doute note: Vienne, la ville où Theodor Herzl a publié en 1896 son livre Der Judenstaat (en français : L’État des Juifs), a accueilli le mois dernier le premier congrès juif anti-sioniste.
La conférence a réuni des orateurs comme Stephen Kapos (survivant juif des camps nazis), Prof. Ilan Pappé (auteur et historien israélien), Yakov Rabkin (auteur et historien spécialisé dans le sionisme), Prof. Haim Bresheeth-Žabner (descendant de survivants des camps nazis, auteur du best-seller Introduction à l’Holocauste), ou encore Francesca Albanese (rapporteuse spéciale des Nations unies sur les territoires palestiniens).
La conférence s’est conclue par une déclaration qui rejette la prétention du sionisme à représenter le judaïsme, et condamne l’exploitation du judaïsme comme prétexte pour justifier les exactions commises contre la population indigène de Palestine.
Le texte est marquant dans la mesure où il rejette la soi-disant solution à deux États, et appelle au contraire à l’établissement d’un seul État démocratique et multiconfessionnel.
Nous rejetons catégoriquement l’affirmation selon laquelle Israël agit au nom des Juifs, ou que tous les Juifs soutiennent ses actes criminels. Nous appelons les Juifs du monde entier à s’élever contre l’État sioniste – à refuser sa légitimité et à exiger l’arrêt immédiat de ses actions criminelles et abjectes. […]
Israël et le sionisme sont illégaux et immoraux tout en prétendant agir au nom des Juifs – mettant dès lors tous les Juifs en danger. Cette prétention que les Juifs soutiennent intrinsèquement Israël et son État abject constitue un véritable antisémitisme. […]
En honorant l’héritage juif et les principes mêmes du judaïsme, nous encourageons les Juifs de conscience du monde entier à se tenir aux côtés des Palestiniens dans le rejet de l’idéologie raciste du sionisme et de sa suprématie inhérente. […]
Unissons-nous et mettons tout en œuvre pour bâtir un avenir d’égalité, de justice et de dignité pour tous les habitants de la Palestine – une terre où la coexistence et le respect mutuel pourront à nouveau s’épanouir.
Solution à un État
La solution à un État est une proposition de résolution du conflit au Proche-Orient qui, par opposition à l’obsolète solution à deux États avancée par les accords d’Oslo, préconise l’établissement d’un seul État démocratique et multiconfessionnel, du Jourdain à la Méditerranée.
L’approche est controversée, car elle rejette toute dimension ethno-suprémaciste; elle est donc décriée aussi bien par les fanatiques musulmans partisans d’un «État islamique» que par les fondamentalistes sionistes qui réclament le maintien strict d’un «État juif».
De nombreux orateurs présents au congrès juif anti-sioniste de Vienne ont souligné que la solution à un seul État est désormais imposée par la réalité sur le terrain, dans la mesure où le contrôle et la présence israéliennes au-delà des frontières de 1967 rendent toute alternative impossible.
En effet, il a été souligné que l’État israélien est désormais souverain de facto sur l’ensemble de la Palestine, du fleuve à la mer; il y contrôle les frontières, l’espace aérien, les ressources naturelles, l’impôt, la monnaie, les droits de construction, etc.
En conséquence, une «annexion» des «territoires palestiniens» ne relèverait à ce stade que d’une simple formalité, qui n’est pas mise en œuvre tout simplement pour entretenir la prétention démocratique; au lieu d’annexer Gaza et la Cisjordanie, les juristes israéliens les déclarent terra nullius (une locution latine signifiant «territoire de personne», ou «terre inhabitée»), ce qui permet d’y exercer toutes les prérogatives régaliennes, de priver leurs populations de tous droits civiques, et de continuer à faire semblant d’être une démocratie.
En d’autres termes: ce que de nombreux orateurs ont souligné lors de la conférence, c’est que les Arabes de Gaza et de Cisjordanie sont assimilables juridiquement et politiquement aux autres populations indigènes d’autres entreprises coloniales passées; la soi-disant «autorité palestinienne» est l’équivalente israélienne du bureau des affaires indiennes dans les États-Unis du XIXe siècle, et le conflit israélo-palestinien n’est plus un conflit territorial, mais plutôt un combat pour l’obtention de droits civiques par la population autochtone.
A n’en pas douter, si le conflit israélo-palestinien était reformulé de la sorte dans la conscience publique, c’est-à-dire si les organisations palestiniennes autorisées à s’exprimer par devant le monde commençaient à revendiquer des droit civiques en Israël (plutôt qu’une série de corridors territoriaux au milieu des colonies israéliennes), tout projet ethno-suprémaciste au Proche-Orient serait condamné.
Pour comprendre à quel point cette proposition est antinomique du sionisme, il convient d’en examiner l’idéologie sous-jacente; en effet, contrairement à ce qu’on peut croire, le sionisme n’a pas pour principal objectif d’offrir une terre d’accueil aux Juifs du monde (auquel cas un État binational démocratique serait convenable). Son objectif essentiel est en effet d’accélérer la survenance des temps messianiques; il s’assimile donc à ce qu’on pourrait qualifier d’un culte de la fin des temps.
Moses Hess
Moses Hess était un philosophe socialiste juif et allemand, et père fondateur à la fois du sionisme et du communisme; il est responsable de la conversion d’Engels au communisme, et il a été le mentor de Karl Marx à qui il a apporté la compréhension des problèmes économiques et sociaux de son époque.
Son livre, Rome et Jérusalem, publié trente-trois ans avant le Judenstaat de Theodor Herzl, a été qualifié par ce dernier comme l’ouvrage fondateur du nationalisme juif; il a même écrit que s’il avait lu Rome et Jérusalem plus tôt, il aurait trouvé superflu de publier son propre livre.
Vladimir Ze’ev Jabotinsky a décrit Hess dans The Jewish Legion in the World War comme l’une des personnes ayant rendu possible la déclaration Balfour, avec Herzl, Walter Rothschild et Leon Pinsker.
Pour comprendre les tenants et aboutissants philosophiques et moraux du sionisme, il convient donc d’étudier Rome et Jérusalem avant tout autre ouvrage. Le fait que ce livre soit si méconnu relève d’ailleurs peut-être d’une offuscation délibérée, tant l’ambition qui y est décrite est limpide.
Ce qui est étonnant dans Rome et Jérusalem, c’est la dimension qu’y revêt l’aspect eschatologique.
En effet, Moses Hess était un socialiste et un matérialiste; il conspue dans ses différents écrits les Juifs religieux hassidiques, dont il considère qu’ils vivent enfoncés dans un obscurantisme moyenâgeux; il se revendique de l’héritage des Lumières, et célèbre la révolution française, Napoléon et le Risorgimento. Ancré aux idées de l’Haskala, il jette les bases du «nationalisme juif» – c’est-à-dire qu’il est le premier à qualifier le judaïsme en termes d’appartenance ethnique et nationale, plutôt que religieuse.
Or c’est précisément ce qui rend étonnante la dimension eschatologique de son propos; en effet, on pourrait s’attendre à ce qu’un intellectuel de gauche, qui érige la raison en vertu suprême, rejette des prophéties et des superstitions de l’âge de bronze. Grâce à Moses Hess, on comprend donc que la croyance eschatologique est fondatrice du sionisme dès ses premiers balbutiements, même s’il est en effet à la base laïque, matérialiste et socialiste.
Le livre Rome et Jérusalem est tellement imprégné de l’idée messianique, et les notions d’une fin des temps et d’un nouvel âge en constituent un propos si essentiel, qu’il est difficile d’en sélectionner un passage pour l’illustrer. Le paragraphe suivant condense tout de même cette idée:
[L’âge mûr du monde social] commencera, selon notre religion historique, avec l’ère messianique. C’est l’époque où la nation juive et toutes les autres nations historiques renaîtront à une vie nouvelle, l’époque de la «résurrection des morts», de «la venue du Seigneur», de la «nouvelle Jérusalem» et de toutes les autres expressions symboliques dont le sens n’est plus à démontrer.
L’ère messianique est l’époque actuelle, qui a commencé à germer avec les enseignements de Spinoza, et qui est finalement entrée dans l’histoire avec la grande Révolution française. Avec la Révolution française a commencé la régénération des nations qui n’avaient acquis leur religion historique nationale que sous l’influence du judaïsme.
Ce que cette citation rappelle, c’est que l’eschatologie hébraïque est en effet, contrairement à l’eschatologie chrétienne centrée sur la spiritualité et l’au-delà, essentiellement terrestre, politique et collective; elle vise une rédemption concrète dans le monde temporel. Ce «monde à venir» prévoit que le peuple juif revienne en Palestine et devienne une nation de prêtres, guidant les survivants des nations qui sont tenus d’observer les sept lois noachiques.
Or c’est précisément dans ce contexte que Moses Hess envisage le retour des Juifs en Palestine; comme la première étape d’une promesse millénaire, qui doit culminer par la subjugation des nations et l’établissement d’une paix mondiale sous le règne du Messie, un roi humain et conquérant.
Autrement dit, le sionisme dès ses premiers fondements est philosophiquement et intrinsèquement une théologie de la fin des temps. L’objectif de vouloir accélérer l’eschaton n’est donc pas, comme on le croit souvent, l’apanage de l’extrême-droite israélienne.
C’est d’ailleurs la raison principale pour laquelle la grande majorité des Juifs orthodoxes (Haredim) rejetaient (et rejettent toujours) le sionisme; ils citent les trois serments que Dieu aurait imposés après la destruction du Second Temple, et considèrent que de tenter de forcer la venue du Messie est un pêché grave; pour eux, seul Dieu décide du moment de la rédemption, et toute tentative humaine d’y parvenir est considérée comme une usurpation.
C’est également la raison pour laquelle l’idée d’un seul État multiconfessionnel s’étendant du Jourdain à la Méditerranée est mutuellement exclusive du sionisme; car, à défaut d’un génocide des Arabes, les Juifs y constitueraient une minorité; or la suprématie est imposée par la superstition elle-même; sans «État juif», pas de temps messianiques possibles.
On comprend dès lors pourquoi la déclaration du premier congrès juif anti-sioniste est si remarquable; en recommandant de renoncer à la solution à deux États, elle sape non seulement le suprémacisme juif en Palestine, mais aussi le fondement philosophique et idéologique même du sionisme.
Sionisme et antisémitisme
Tout le monde connaît la tendance des militants sionistes à qualifier d’antisémite toute critique de leurs positions; cet argument est bien entendu irrecevable, comme le démontre la conférence internationale en titre, et comme le prouve également le fait que les Juifs les plus pratiquants et les plus orthodoxes sont les premiers à rejeter cette idéologie.
La vérité est que la majorité des sionistes dans le monde ne sont pas juifs, et que beaucoup de Juifs ne sont pas sionistes; il ne saurait donc y avoir d’amalgame entre les deux.
Cette tentative d’amalgame représente de surcroît une inversion: en confondant une religion millénaire avec une doctrine suprémaciste et nationaliste moderne, ces militants se rendent eux-mêmes coupables d’antisémitisme. En cherchant à faire porter le chapeau des exactions et du colonialisme israéliens à l’ensemble des Juifs, ils se servent des Juifs comme de boucliers humains idéologiques.
Malheureusement, il ne s’agit pas là de la seule façon dont les partisans sionistes démontrent leur antisémitisme. Comme explicité pour le cas de Moses Hess, les pères fondateurs sionistes ont historiquement manifesté un immense dédain vis-à-vis de leurs coreligionnaires, et ont été jusqu’à parfois encourager leur persécution pour accélérer leur projet colonial en Palestine; le documentaire israélien Theodor Herzl and the Anti-Semitic Side of Zionism en fait l’étonnante démonstration.
La vérité, aussi controversée soit-elle, apparaît donc au grand jour: en se servant du judaïsme comme prétexte et comme bouclier, les sionistes sont les plus grands ennemis du judaïsme; non seulement ils font le lit de l’antisémitisme, non seulement ils profitent de l’antisémitisme, mais ils sont souvent antisémites eux-mêmes.
Malheureusement, il ne s’agit-là que de la pointe émergée de l’iceberg. En poursuivant la recherche, on découvre une vérité autrement plus sombre, bien que congruente avec ce qui précède: celle de l’étroite collaboration entre certains dirigeants sionistes des années 1930 et le régime nazi.
En 1933, alors que l’Allemagne nazie était confrontée à un boycott mondial, la Fédération sioniste a commis l’impensable, et convenu avec le régime allemand d’une politique qui devait d’une part servir à peupler la Palestine de Juifs, et d’autre part à permettre aux nazis de contourner le boycott auquel ils étaient sujets.
Cet accord, appelé l’accord Haavara, a facilité l’expulsion des Juifs allemands et la confiscation de leurs biens; à leur arrivée en Palestine, cette richesse spoliée pouvait être récupérée sous forme de biens industriels allemands. Il a permis l’émigration sous la contrainte de dizaines de milliers de Juifs vers la Palestine, et la reconstruction militaire allemande.
Au-delà de l’accord Haavara, le livre 51 Documents de Leni Brenner démontre, de façon irréfutable et irréfutée, l’étroite collaboration entre les dirigeants sionistes et l’Allemagne nazie. Le livre de Antony Sutton Wall Street and the Rise of Hitler permet, de façon moins explicite mais non moins évidente, de comprendre dans quelle mesure certains intérêts financiers occidentaux ont permis à Hitler d’exercer le règne de terreur qu’on lui connaît.
Ainsi, la citation de Hobbes selon laquelle «l’origine de toute société se trouve dans la crainte mutuelle de tous ses membres» prend tout son sens; pour créer une nation artificielle, il faut artificiellement encourager, voire susciter, une crainte mutuelle.
Guerre à Gaza: quelle suite?
Alors que Trump parle de déportation de masse des Palestiniens vers la Libye, et que le régime israélien envisage quant à lui un camp de concentration géant, les massacres se poursuivent dans la bande de Gaza.
Une question se pose d’emblée: comment expliquer que le gouvernement israélien fasse si peu pour sauvegarder les apparences? Par exemple, pourquoi ne fait-il pas plus pour empêcher la publication, sur les réseaux sociaux, des exactions commises par ses propres soldats? Et pourquoi bombarder de façon si éhontée et si ouverte les hôpitaux, les écoles et les centres de distribution de nourriture?
Le dépeuplement ne paraît pas être la seule explication: avec 60’000 morts palestiniens depuis le début des massacres en octobre 2023, le gouvernement israélien a tué quelque 3% des 2 millions d’habitants de la bande de Gaza, soit moins que le taux de remplacement démographique annuel de ces dernières décennies. Vu les moyens dont dispose l’armée israélienne, et l’absence notoire de scrupules de la part de ses dirigeants, il semble que le gouvernement israélien soit prêt à payer, proportionnellement, un très fort prix en termes d’image.
Le propos qui précède ne devrait surtout pas être interprété comme une tentative de minimiser les crimes du régime, ou de relativiser la souffrance incontestable de la population palestinienne; il s’agit seulement de comprendre tous les tenants et aboutissants de cette guerre. Or il est incontestable que l’image du gouvernement israélien souffre plus, en proportion, que celle d’autres pays qui ont commis des exactions similaires ou pires.
Les dirigeants israéliens allégueront bien sûr que cette différence de perception constitue la preuve de «l’antisémitisme des nations». La vérité est que le régime israélien n’a lui-même aucun intérêt à amadouer l’opinion publique internationale, au contraire.
Vu ce qui précède, on comprend en effet que son objectif est non seulement d’entretenir le faux amalgame entre judaïsme et sionisme, mais également de susciter la vindicte mondiale contre les Juifs; cela s’inscrit dans une continuité historique, alimente un narratif de persécution, et contribue au mal-être des Juifs de la diaspora dans leurs nations respectives. Il s’agit d’un objectif stratégique que les planificateurs sionistes poursuivent depuis plus d’un siècle.
Pire que tout: le script eschatologique en cours d’exécution prévoit que le monde entier doit, à la fin, se retourner contre Israël et ses habitants; selon les fanatiques obnubilés d’eschatologie, c’est le dernier épisode avant la venue du Messie.
Heureusement, le congrès juif anti-sioniste qui vient de se tenir contrecarre en partie cet objectif, en réfutant le faux amalgame entre sionisme et judaïsme, et en entravant, on l’espère, la nouvelle persécution que des Juifs innocents, en Israël et ailleurs, seraient amenés, à dessein, à subir dans le futur.
Rencontre en 1990 entre le chef de Loubavitch, Menachem Mendel Schneerson, figure rabbinique messianique de premier plan, notoirement raciste, et dont l’anniversaire est une fête publique aux États-Unis, et Benjamin Netanyahou, au sujet de la façon dont la venue du Messie doit être accélérée.
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