L’invité de CovidHub :
Christian CAMPICHE
Vendredi 16 octobre 2021, une petite foule de personnes envahit bruyamment le parvis de la tour de la radio-télévision romande, à Genève. Ces manifestants trouvent que l’information diffusée sur les ondes à propos de la crise sanitaire n’est pas fiable, ils réclament moins de partialité. L’événement, s’il reste marginal en regard des autres rassemblements du jour – des milliers de citoyens ont défilé contre le passe sanitaire dans les grandes villes de Suisse – n’en marque pas moins un tournant. Pour la première fois depuis le début de la crise, le service public se voit pris à partie ouvertement.
Si , dans le contexte politique actuel, une véritable remise en cause de l’information audiovisuelle “officielle” est difficilement envisageable, un questionnement n’en reste pas moins souhaitable. Jamais depuis la guerre, les employés de la Société suisse de radio et de télévision, la SSR, n’avaient semblé autant aboyer dans la niche de leur employeur, l’Etat. De son côté, la presse écrite, candidate à l’aide étatique, n’est pas moins zélée. La crise sanitaire lui fournit l’occasion inouïe de remplir ses pages en relayant les ukases gouvernementaux. Tout désignés, les coupables sont, en vrac, la droite nationaliste, les intégristes religieux, la famille traditionnelle, les chômeurs, la gauche alter-mondialiste, Francis Lalanne et “les complotistes aux théories absconses d’une richesse infinie” (“Le Temps”), comme si dans ces mouvances-là personne n’était vacciné. Comme si, au contraire, les détenteurs du passe sanitaire ne pouvaient être que des personnes convaincues ou résignées face aux ukases gouvernementaux.
Lettres de lecteurs à la trappe
Berne décrète, le bon peuple obéit, les moutons noirs renâclent. Et les médias, en bons petits soldats, jouent le jeu de l’information officielle au point de se montrer plus royalistes que la reine dans un domaine scientifique très pointu qu’ils ne maîtrisent pas forcément: comment ramener à la raison ces empêcheurs de tourner en rond, les “no vax” se rendent-ils compte des dangers qu’ils font courir à la collectivité? A cause d’eux le virus s’accroche, bientôt deux doses ne suffiront plus, il faudra vacciner trois, quatre fois… “Le Courrier”, pour ne donner qu’un exemple, n’a jamais aussi mal appliqué son slogan « L’essentiel autrement ». Les lettres de lecteurs critiquant le passe sanitaire sont d’emblée écartées. Au moins ce quotidien de gauche a-t-il le mérite de la sincérité. On ne peut en dire autant d’autres titres qui censurent allègrement les courriers trop impertinents. Quand ils ne poussent pas tout simplement le lectorat vers des interprétations de mauvais aloi.
Ainsi le Blick numérique persiste-t-il à placer dans le même panier d’opprobre les “coronasceptiques” et les anti-passe, alors que ces deux entités humaines ne s’identifient pas forcément sous la forme d’un copier-coller. Le journal est aussi aux premières loges quand il s’agit de stigmatiser sans recul la population réfractaire au vaccin. Les récalcitrants ne sont que des inconscients irresponsables contre lesquels il faut utiliser le “gourdin” (sic). Le fer de lance du groupe Ringier n’oublie jamais que son PDG et le ministre de la Santé Berset sont les meilleurs amis du monde et ne perdent pas une occasion de fraterniser en discréditant les contestataires avec des pièges à deux sous.
Moins lyrique mais pas moins calculateur, le “Matin Dimanche” préfère, lui, l’approche du reportage et choisit Troistorrents, commune valaisanne dont une majorité d’habitants se déclare rétive au passe sanitaire. La communauté traditionaliste religieuse d’Ecône n’est pas vraiment voisine mais l’amalgame est quand même fait. Le lecteur est amené à conclure que les antivax ne sont rien d’autre que des bigots passéistes. Ils ne méritent que ricanements et quolibets. Ils passeront à la trappe de l’Histoire comme les Chouans détruits par les thuriféraires de la Vérité, les génies des Lumières dont se réclament Leurs Excellences.
Journalistes ou communicants?
Une précision s’impose à ce stade de l’exercice. L’auteur de ces lignes se pose des questions et relève beaucoup d’incohérences dans le discours officiel mais n’est pas un “coronasceptique”. Comment pourrait-il l’être alors que parmi ses amis ou relations, plusieurs sont tombés gravement malades. Certains s’en sont sortis grâce à un médicament dont nous nous abstiendrons de citer le nom car il n’est pas dans nos habitudes de faire de la publicité. Il se trouve également que lors d’une série de “visites” au CHUV, votre serviteur a pu enregistrer les déclarations d’infirmières, catégoriques sur un fait: le service d’urgence n’est pas débordé. C’était au mois d’août, avant le nouveau “pic” de septembre, mais quand même. Ces témoignages sur le vif – gageons que le service des relations publiques de l’hôpital cantonal s’empressera de démentir à la lecture de cet article – relativisent les messages anxiogènes relayés au même moment par les médias, manifestement peu enclins à vérifier sur le terrain la pertinence des signaux en provenance d’états-majors gouvernementaux d’autant plus à l’aise dans la compréhension des médias que nombre de leurs collaborateurs proviennent du sérail journalistique. “Depuis le début du millénaire s’est accentuée la tendance de recruter des gens des médias dans les services de presse, écrivions-nous en 2010 (1). Politiciens et journalistes évoluent dans un bocal où tout le monde se connaît. La promiscuité entretient un climat de donnant-donnant, manipulé par les dircoms, les spécialistes de relations publiques. Sur ce marché de dupes, les journalistes semblent bien insouciants, à tout le moins inconscients des enjeux visant à faire d’eux des instruments du pouvoir”. Onze ans plus tard, la situation ne s’est pas améliorée, bien au contraire.
La dérive médiatique surprend malgré tout par sa rapidité. En 2004, il n’y a pas si longtemps!, une cérémonie réunissant tout le gratin de l’armée et des médias célébrait la dissolution de la Dipra, la Division Presse et Radio du Conseil fédéral. Conçue en 1941 par le général Guisan en tant qu’instrument de censure, cette émule d’Anastasie avait connu son heure de gloire pendant la Deuxième guerre mondiale. Chef du Renseignement, le colonel Masson s’enorgueillissait de réduire au silence les intellectuels et les journalistes trop diserts. Denis de Rougemont avait dû s’exiler aux Etats-Unis après avoir critiqué l’entrée des troupes d’Hitler à Paris. En dehors de cette noire période, la Dipra a fonctionné dans une certaine opacité. Des journalistes triés sur le volet accomplissaient leurs heures de service militaire en imaginant la Suisse sous un occupant fictif. La Dipra ne survécut pas à la chute du Mur de Berlin. L’histoire ne dira jamais si une situation semblable à celle que la Suisse subit depuis le printemps 2020 aurait pu sauver la Dipra.
De fait, l’esprit de cette structure n’est pas forcément mort puisqu’une convention de prestations entre la Chancellerie fédérale et la SSR régit toujours les prestations de la presse du service public en cas de crise. Certains journalistes de la SSR auraient-ils pour mission d’informer le pays depuis le bunker du Conseil fédéral, comme le suggère un message explicatif de l’administration fédérale? Porte-parole de la SSR, Sibylle Tornay se contente de répondre au soussigné qu’à ce jour « aucun des scénarios prévus n’a été activé » (2). On s’en félicite au vu de la déférence pratiquée par les médias pendant la crise sanitaire. A quel régime de complaisance débridée devrait-on s’attendre en cas d’événement beaucoup plus grave?
Le nouveau démiurge
La crise sanitaire actuelle a ceci de particulier et d’effrayant qu’elle n’est pas comparable avec les scénarios belliqueux classiques. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, un clan ne désigne pas un autre clan comme son ennemi. Cette fois le péril est commun à toutes les communautés, sans distinction de nationalité. Les gouvernements agissent comme s’ils obéissaient à un démiurge – l’OMS, les pharmas? – ayant une compétence médicale absolue. A cette échelle, l’infaillibilité des scientifiques constitue du jamais vu. Elle exige l’adhésion totale aux thèses du super Dr. Knock. Au prix de la renonciation à la liberté de la presse. Une rigole qu’en fait des chefs d’Etat n’hésitent pas à franchir. « Nous sommes en guerre! » a balancé Emmanuel Macron au tout début de la crise sanitaire. Le président français connaît pertinemment le poids de mots. L’état de guerre permet les lois d’exception, la mobilisation des troupes et des unités de soins. Il aboutit également à intervenir dans le domaine de l’information. Ce n’est un mystère pour personne que Macron entretient des relations difficiles avec les médias. Trois ans plus tôt, l’un de ses premiers gestes à l’Elysée n’avait-il pas été de supprimer la salle de presse? En résulta une sorte de hiérarchisation des journalistes, les « gentils » et les « méchants».
Une ségrégation qui n’est pas nouvelle en soi. Au Forum économique de Davos, où s’échafaudent les grandes orientations néolibérales, on trie depuis longtemps les médias. Les « utiles »: CNN, les grandes chaînes de télévision ayant accès à tous les débats. La piétaille doit se contenter de participer à des points de presse minutés. L’audiovisuel monopolise également depuis longtemps les conférences de presse des grands groupes économiques. Aucune chance de parler au PDG, si l’on appartient à la presse écrite, sa Majesté s’éclipse une fois sa corvée accomplie. Le public ne retiendra que sa langue de bois face aux caméras.
Objectif survie
Désormais investis du rôle de faire-valoir, les médias se rendent-ils compte de ce changement de paradigme? Il n’est pas sûr que ce soit le cas, ni qu’ils mesurent l’impact de cette inféodation inédite à un pouvoir planétaire sans légitimité démocratique. A Zurich, l’ensemble de la presse et une grande partie de la classe politique reprochent à la Weltwoche ses affinités UDC. Il n’en reste pas moins que ce titre d’opinion est le seul à oser contester les directives du ministre de la Santé. Symbolique est surtout la déchéance de l’agence nationale d’information, l’ATS, qui a connu un quasi-démantèlement à la fin de la dernière décennie après son rachat par le groupe autrichien Keystone. Traditionnellement l’ATS donne le ton de l’actualité aux médias. Elle a renoncé à plusieurs services et n’est plus que l’ombre d’elle-même.
Le déclin de l’ATS n’est pas le seul motif d’inquiétude. Aux prises avec de multiples restrictions, fragilisés à force d’être au four et au moulin, soumis au diktat de rédactions en chef plus proches des soucis de l’éditeur que de ceux de la rédaction, conditionnés idéologiquement, “les journalistes ont le moral au fond des chaussettes, leur créativité est en berne” (3). Dans ce secteur précarisé, la priorité est la survie. Les journalistes se rassureront-ils en imaginant un futur plus conforme à leurs aspirations?
L’histoire du journalisme, il est vrai, vit au rythme des cycles. En période de prospérité et de paix, la liberté de la presse progresse. Les journalistes rivalisent dans la recherche des informations, leur fierté est de porter un regard critique sur l’exercice du pouvoir. La liberté de la presse reflue quand les relations internationales se crispent. Au point que ce carburant de la démocratie – la transparence de l’information – se voit alors remis en question. Censure et manipulations régnaient en maître pendant les deux guerres mondiales. Elles réapparaissent aujourd’hui. Deux cas de figure récents illustrent ce basculement. Celui de la guerre d’Irak qui a vu les journalistes américains pratiquer l’autocensure pour éviter d’être taxés de traîtres. Et le cas de la Covid 19, beaucoup plus subtil et autrement plus inquiétant. Parce que celui que l’on qualifie d’ennemi est invisible, nul ne sait d’où il vient ni quel est son degré réel de menace. Parce que des journalistes, nonobstant les consignes déontologiques, renoncent à leur indépendance pour influencer le cours des événements comme s’ils étaient des agents de l’Etat, ils délaissent leur position traditionnelle de cible idéologique pour se travestir en persécuteurs, les rôles sont inversés. Last but not least, parce que nul ne peut prédire quand prendra fin l’état d’exception.
(1) “Info popcorn – Enquête au coeur des médias suisses”, par Christian Campiche et Richard Aschinger, Editions Eclectica, 2010, p. 145.
(2) Echange par courriel du 16 octobre 2021.
(3) “Info popcorn – Enquête au coeur des médias suisses”, par Christian Campiche et Richard Aschinger, Editions Eclectica, 2010, p. 162.
Crédit photo : Laurette Heim