Article de Senta Depuydt pour Essentiel News
Avec la sortie du documentaire “Les Survivantes” de Pierre Barnérias, le sujet de la pédocriminalité de réseau est à nouveau au centre de l’attention. Face à des témoignages insoutenables et à des accusations gravissimes, il est compréhensible que l’on se refuse de croire à cette réalité. Par ailleurs, même si les récits ont l’air sincères, le doute doit certainement faire partie des premiers réflexes de tout être sain d’esprit, a fortiori lorsque l’on est journaliste, thérapeute ou enquêteur.
Comme on le découvre tout au long du documentaire et dans de nombreux autres témoignages, la plupart des survivantes disent avoir longtemps oublié ce qu’elles ont vécu. Ce phénomène d’amnésie traumatique est généralement compris comme une réaction de protection mise en place par le cerveau des victimes pour ‘continuer à vivre’ sans perdre la raison. En général, les souvenirs ne reviennent que des dizaines d’années plus tard, tels des pièces de puzzle qui s’assemblent de manière progressive.
Mais ces témoignages sont souvent discrédités et considérés comme “des faux souvenirs”. Certains affirment qu’ils seraient induits par de “mauvais thérapeutes” pratiquant des techniques comme l’hypnose régressive chez des femmes souffrant de troubles psychiques (l’on retrouve souvent le cliché machiste de “la femme hystérique” chez ces critiques).
La question est donc de savoir comment l’on peut distinguer le vrai du faux et quels sont les éléments qui interviennent dans une telle appréciation.
Dans cette interview de Pierre Barnérias, les 2 survivantes Chantal Frei et Sophie et la journaliste Senta Depuydt qui a collaboré au film, expliquent comment leur rencontre a permis de recouper leurs informations et de confirmer la réalité de leurs souvenirs.
L’attitude juste
Les journalistes et témoins rappellent qu’il ne s’agit pas de cautionner tous les récits de personnes qui prétendent être victime d’abus ou de crimes. Il est vrai que certaines personnes souffrent de mythomanie et que d’autres peuvent imaginer avoir vécu des situations qui ne sont pas réelles.
Par ailleurs, les personnes traumatisées ont souvent des difficultés à se remémorer l’entièreté d’une scène violente. Leurs souvenirs se présentent sous forme de flashs et d’images qui sont parfois flous ou morcelés. Il est également possible que des mémoires authentiques soient mélangées à des images projetées ou suggérées (en particulier lors de la prise de drogue) et que leur imagination cherche à ‘compléter’ des informations manquantes.
De manière surprenante, certaines mémoires refoulées peuvent aussi remonter avec une précision hors du commun, quasi photographique. Tout cela semble parfois déroutant ou peu convaincant, mais ce n’est pas une raison de rejeter ces récits en bloc, ni de se moquer des victimes, car elles expriment de toute évidence une souffrance qui est bien réelle.
La violence rituelle en réseau existe réellement, on ne peut plus se permettre de le nier.
Une rencontre qui lève les doutes
Avant de collaborer à ce documentaire, la journaliste Senta Depuydt a d’abord eu l’occasion de s’entretenir à maintes reprises avec Sophie, leur première rencontre remontant à plusieurs années. Elle a progressivement gagné sa confiance et pu observer une progression importante dans sa manière de s’exprimer, car Sophie a longtemps été affligée d’un fort bégaiement, lorsqu’elle évoquait ses souvenirs.
Toutefois, même si au fil des rendez-vous, les récits de Sophie semblaient cohérents et sa sincérité manifeste, le doute restait toujours de mise, car il semblait difficile d’imaginer que les horreurs décrites dans ces scènes aient réellement pu se dérouler.
C’est à l’occasion du tournage de la fin du documentaire que Senta Depuydt a pu assister à la 1ère rencontre entre 3 survivantes: Chantal Frei, de Suisse, Sophie qui vit en Belgique et Anneke Lucas, une compatriote belge émigrée aux États-Unis. Après les présentations et l’assurance de la confidentialité des échanges, la confiance s’est installée et les 3 femmes ont échangé les noms des principaux lieux et personnages auxquels elles ont eu affaire. Au bout de quelques minutes, ce fut le choc: chacune avait des noms et des lieux communs avec les deux autres et leurs informations se complétaient.
La découverte de ces éléments partagés suscitait une vive émotion. D’une part, chacune éprouvait un soulagement de voir sa propre histoire confirmée, car elle pouvait se dire “cela montre bien que je ne suis pas folle, contrairement à ce que d’autres tentent de me faire croire.” D’autre part, ce rappel à la vérité et la découverte de nouvelles informations réactivaient leur vécu traumatique. L’une d’elles fût immédiatement prise par de fortes nausées.
Pour la journaliste cette rencontre fut décisive. A partir de ce moment là, il n’y avait plus de doute possible quant à la réalité des phénomènes décrits et c’était un devoir moral que de les dénoncer.
Le langage corporel
En public, la parole de ces femmes peut sembler cynique, détachée, ou étonnamment souriante face à la caméra, alors qu’en privé l’on assiste parfois à des réactions bien plus émotionnelles. Cette étonnante maîtrise s’exprime notamment par le fait qu’une victime qui se plaint trop ou qui exprime sa souffrance risque d’y perdre la vie.
Pour beaucoup de survivantes, c’est souvent le corps qui se souvient et qui s’exprime en premier. Un nom, une photo, une phrase, et le corps se fige, sue, tremble, pâlit, la personne est prostrée, a le vertige ou se met à bégayer.
En quelques occasions, il y a aussi eu des moments de décharge émotionnelle avec des sanglots ou même des hurlements. Si ces réactions ne prouvent pas les éléments décrits, le fait qu’elles surviennent de manière spontanée lors de rencontres entre témoins et journalistes (hors d’un contexte thérapeutique) contribue à la crédibilité des récits. Difficile de faire semblant d’être traumatisé, en particulier sur du long terme…
Les témoignages des proches
Le fait que des personnes proches soient en mesure de confirmer certaines informations est aussi très important pour renforcer la confiance dans ces témoignages. Senta Depuydt et Pierre Barnérias ont pu rencontrer la mère de Sophie, une dame qui ignorait tout des sévices infligés à sa fille, lorsqu’elle était enfant, mais qui a pu confirmer le changement de comportement et le mal-être qu’elle avait observé chez elle.
Oui, Sophie est bien passée par l’anorexie, elle a perdu ses cheveux, perdu l’ouïe et passé son temps libre dans une armoire pendant plus d’une année. Lorsque Sophie a retrouvé la mémoire et l’a interrogée des dizaines d’années plus tard, sa mère confirme l’avoir confiée durant ses absences, aux baby-sitters qui sont devenus ses bourreaux. Elles ont aussi montré les carnets de dessin où Sophie a tenté d’exprimer l’horreur de ce qu’elle a vécu.
Dans le cas de Chantal Frei, qui affirme avoir grandi dans une famille du réseau, les journalistes ont également pu rencontrer une de ses soeurs, qui a subi le même type de violence rituelle durant son enfance.
Preuves matérielles
En plus de descriptions très précises de lieux, de voitures, de personnes, d’animaux, d’objets utilisés dans les séances de torture ou de rituels, il existe dans certains cas de véritables éléments de preuves matérielles: par exemple des photos, des films, ou des vidéos, parfois des documents officiels tels que des rapports et certificats médicaux, actes des tribunaux.
À ceux qui “exigent” que l’on exhibe séance tenante toutes ces preuves et que l’on publie de suite la liste des coupables, pour prouver que ce ne sont pas des fables, l’on répondra que d’une part, les survivantes et les journalistes ont le droit de se protéger des risques sur leur personne, et que d’autre part, une exhibition inutile pourrait compromettre un éventuel travail d’enquête judiciaire.
L’on objecte parfois qu’il n’y a pas de traces de cadavres et que les signalements d’enfants disparus sont rares. De toute évidence, ces criminels ne sont pas des idiots. Ils savent comment faire disparaître les preuves et déploient énormément d’originalité dans ce domaine (mais c’est un point qu’il ne nous semble pas utile de développer dans cet article).
D’autre part, beaucoup d’enfants n’ont pas d’identité: certains sont enlevés à l’étranger, ils proviennent d’Afrique ou des pays de l’Est, d’autres sont ‘morts nés’ dans les hôpitaux, d’autres proviennent d’orphelinats ou de familles de clandestins, enfin, il y a les enfants qui naissent dans le réseau et qui ne sont jamais déclarés, puisqu’ils sont destinés à être sacrifiés.
Les témoignages de tiers
La sortie du film a incité d’autres survivant.e.s (il y a également de nombreux garçons parmi les victimes) à dénoncer l’horreur dont ils/elles ont été victimes. Et d’autres personnes par exemple, des voisins, des membres de famille éloignés, des fournisseurs, des employés se manifestent.
Certains vont par exemple dévoiler l’architecture d’un bâtiment, d’autres confirmer l’existence d’un animal hors normes, attester des relations entre différentes personnes ou révéler les confessions d’un ami disparu. C’est tout le vaste puzzle des réseaux qui commence à se construire grâce à ces multiples témoignages, mais il faut se rappeler que chaque affirmation doit être prise avec du recul et faire l’objet d’un travail de vérification et que l’intention des survivantes et des journalistes est avant tout d’alerter le public, pas de se substituer à des enquêteurs de police criminelle.
Menaces sur les témoins
Enfin, il y a malheureusement les pressions subies par les témoins depuis plusieurs mois. Toutes les participantes au film en ont reçues. Il s’agit de menaces directes, menaces par téléphone, représailles sous forme de rupture de contrat, de blocage de comptes, mais aussi des sabotages de voiture, des cambriolages, bris de porte, vol de documents et même des tentatives d’empoisonnement. Rien n’a été épargné à ces femmes qui ont choisi d’affronter tous ces risques pour sortir ce film.
Une autre vision du monde et de l’humain
Le documentaire sur les survivantes des réseaux suscite bien des réactions. Il dévoile non seulement un enfer sur terre, mais il change aussi notre compréhension du monde et de l’humain.
Comment comprendre le phénomène de la mémoire qui passe de l’oubli au souvenir précis? Comment expliquer les troubles de la personnalité fragmentée, la dissociation et même la “programmation des individus”?
Comment les réseaux pédocriminels s’y prennent-ils pour opérer à l’insu de tous? Sans parler de l’existence de rituels sataniques? Comment trouver du sens à tout cela?
Et quelles solutions peut-on mettre en place pour mettre fin à cette “hégémonie du mal”?
Chacun de ces sujets mérite qu’on l’explore de manière approfondie. Pour l’heure, il faut commencer par dénoncer et attester l’existence des pratiques barbares héritées d’un âge que l’on croyait éteint.
Pour aller plus loin et en prévision d’un entretien suivant:
Anneke Lucas, dont il est également question dans l’entretien ci-dessus a fait une présentation qui déconstruit et remet en contexte la théorie des faux souvenirs lors de la conférence internationale sur les abus rituels qui s’est tenue à Londres en juillet 2023.
https://lessurvivantes-lefilm.com/