Pass sanitaire, marche forcée vers l’identité numérique ?
Une mise au point de Martin Bernard, parue sur le site du média indépendant Bon pour la Tête (le 10 décembre 2021)
Le certificat Covid-19 n’a pas fini de faire parler de lui. Objectivement discriminatoire, il sert aussi les intérêts d’une vaste nébuleuse d’acteurs privés et publics cherchant à imposer un portefeuille d’identité numérique, ou «e-ID». L’enjeu, ici, n’est pas la santé publique, mais bien la promotion d’un agenda économique spécifique, sur lequel les citoyens sont très mal informés.
Alors que les conditions d’accès au certificat Covid-19 — aussi appelé «pass sanitaire» ou «passeport vaccinal» — se durcissent dans nombre de pays d’Europe et en Suisse, il est urgent de mener une réflexion sans fards sur les enjeux qu’il sous-tend. C’est d’autant plus important que ce «sésame» est devenu un prérequis indispensable pour pouvoir participer à la vie en société.
Une grande partie de la population est aujourd’hui discriminée socialement si elle refuse la vaccination ou n’est pas guérie du Covid. Cela ne va pas sans poser certaines questions fondamentales en matière de droit, d’autant qu’il n’existe aucune preuve solide de l’efficacité de ce dispositif en terme de santé publique (ce que le retour des mesures actuelles tendrait à confirmer empiriquement). Cette situation engendre des tensions sociales et fait naître un véritable ressentiment envers les autorités politiques, qui pourraient bien avoir de la peine à s’en remettre, tant la confiance semble rompue pour beaucoup de citoyens.
L’industrie de l’identité numérique
Le certificat Covid profite cependant à certains groupes d’intérêts actifs dans le développement des technologies biométriques. C’est ce qu’ont notamment révélé les journalistes d’investigation Catherine Riva et Serena Tirani dans une série d’articles parus récemment sur leur site internet (re-check.ch). Une bonne partie des informations qui suivent sont tirées de cette enquête.
Depuis 2020, une nébuleuse d’acteurs privés (on y retrouve notamment IBM ou Mastercard) n’a de cesse de présenter le certificat Covid comme le précurseur d’un dispositif plus universel: un portefeuille (wallet) d’identité numérique (e-ID, appelée aussi identité électronique). La transformation du QR code Covid-19 a été envisagée comme une issue logique, pragmatique et désirable sur toute une série de canaux (ici ou ici, par exemple).
Ce n’est donc pas un hasard si, dès avril 2020, Dakota Gruener, directrice de l’Alliance ID2020 (fondée en 2016 par Accenture, Microsoft, l’alliance Gavi, la Rockefeller Foundation et IDEO) défendait l’introduction d’un «certificat d’immunité» dans un document de travail. L’opportunité d’utiliser ensuite ce certificat pour atteindre les objectifs de l’Alliance était sans doute déjà à l’ordre du jour.
L’industrie de l’identité numérique, comme elle est nommée par certains observateurs, se développe en effet depuis plus d’une dizaine d’années. En 2010, l’Inde a mis en place Aadhaar, aujourd’hui le plus grand système d’identification biométrique du monde. En plus de servir de portail d’accès aux services gouvernementaux, il suit les déplacements des utilisateurs d’une ville à l’autre, leur statut professionnel et leurs transactions. En 2014, la Banque mondiale a lancé l’initiative Identification for Development ID4D, censée aider les pays à remplir les objectifs de développement durable des Nations Unies. Depuis cette date, l’e-ID a fait l’objet de tests, notamment dans les pays de l’hémisphère sud.
Vaccination et identité numérique
L’idée de coupler l’e-ID et les vaccins est née avant l’émergence du Covid. Elle a été présentée en 2018 par l’Alliance ID2020. Sa proposition était d’utiliser la vaccination comme point d’entrée pour implémenter un système d’e-ID, en liant le statut vaccinal à un système d’identification biométrique. Le principe a été mis en pratique dans le cadre d’un projet au Bangladesh. L’ID2020 y gère désormais l’inscription biométrique et l’identification numérique des nourrissons lorsqu’ils reçoivent des vaccins de routine.
Toujours en 2018, alors qu’ID2020 présentait son projet, Mastercard a noué un partenariat avec Gavi, l’Alliance du vaccin, afin de faciliter la vaccination pour les enfants dans les pays en voie de développement. L’entreprise a également approché Trust Stamp, une société d’authentification d’identité basée sur l’intelligence artificielle. But de la collaboration: établir une plateforme d’identité biométrique dans les communautés éloignées à faible revenu d’Afrique de l’Ouest. Avec pour point de départ le Wellness Pass, un carnet de vaccination numérique lié à un système de validation d’identité alimenté par la société NuData Security, spécialisée dans la biométrie comportementale. L’entreprise a développé une technologie d’intelligence artificielle et d’apprentissage automatique utilisée par Mastercard dans le cadre de ce projet. La plateforme imaginée par ces acteurs a ainsi été lancée en juin 2020.
Que ces mêmes organisations se disent favorables au certificat Covid n’a donc rien de surprenant. L’enjeu, cependant, n’est pas la santé publique, mais bien la promotion d’un agenda économique spécifique, sur lequel les citoyens sont très mal informés. L’e-ID permettrait en effet l’avènement d’un écosystème de produits et de services. Dans l’un de ses rapports, le cabinet de conseil PwC avance que des attributs et documents tels que numéro de sécurité sociale, dossiers médicaux, informations biométriques, diplômes scolaires, etc., pourraient être inclus dans ce passeport numérique. En clair, l’e-ID serait «une étape fondamentale de la numérisation de la société», selon Jean-Pierre Hubaux, professeur d’informatique à l’EPFL.
Une majorité de la classe politique suisse se montre favorable à cette technologie. Début 2021, le peuple helvétique a certes refusé le premier projet de loi sur l’e-ID. Mais trois jours plus tard, les premiers efforts pour remettre l’ouvrage sur le métier étaient déployés: le 10 mars 2021, six motions similaires étaient déposées au Parlement dans ce sens. Au-delà des inquiétudes, légitimes, concernant la protection des données et de la vie privée, c’est le recours systématique aux technologies numériques pour résoudre tous les problèmes qui interroge.
«Solutionnisme technologique» et externalités négatives
Le «solutionnisme technologique» est devenu, en un siècle, une idéologie dominante en Occident. Tous les bords politiques en sont imprégnés à des degrés divers. Elle sous-tend nos modes de vie, nos rêves de croissance matérielle et de progrès, dont le dernier avatar est le transhumanisme. Cette idéologie masque cependant toute la fragilité du «système technicien», pourtant décrite dès les années 1950 par plusieurs intellectuels. Jacques Ellul, par exemple, fut l’un des premiers à souligner à quel point la technique est intrinsèquement incertaine, imprévisible et ambivalente.
Ainsi, à chaque avancée technologique est associé un certain nombre d’effets indésirables, parfois plus graves que le problème initial à résoudre. Les exemples pour illustrer ce fait ne manquent pas. En 2018, à peine plus de dix ans après l’introduction du premier smartphone par Apple, il y avait plus de smartphones actifs (7,7 milliards) que d’habitants sur terre (7,4 milliards). Opportunité de communiquer partout et en tout temps, mais également consommation accrue de ressources naturelles en raison d’une faible durée de vie (moins de deux ans en moyenne pour la France, selon une étude de Kantar Worldpanel, 2017), et surtout problèmes de dépendance, de comportements addictifs et d’isolation au monde et à autrui.
Informations honnêtes et débat
Toute innovation technologique génère donc des externalités négatives et des dilemmes, dont il faut être conscients. L’e-ID n’est pas différent. En Inde, le système Aadhaar a connu des ratés aux conséquences parfois dramatiques. En 2017, suite à des défaillances techniques, 2,5 millions de personnes de l’Etat du Jharkhand, au nord-ouest du pays, se sont retrouvées privées de leur ration mensuelle de céréales parce que le système les avait exclues, entraînant des décès.
En août 2021, Serge Halimi, rédacteur en chef du Monde diplomatique, a dénoncé l’arrivée d’une «dictature numérique» à la chinoise importée en Occident. Il a également posé cette question essentielle: «Est-ce cela que nous voulons à notre tour?» Un large débat devrait être mené à ce sujet. Les populations devraient bénéficier d’informations honnêtes et précises afin de pouvoir statuer en toute liberté. Malheureusement, cette démarche est compromise en raison du climat de censure et de désinformation qui règne actuellement.