Le juge Santiago Pedraz avait ordonné vendredi dernier une suspension temporaire de la plateforme de messagerie sur le territoire espagnol, en réponse à plusieurs plaintes déposées par des médias pour violation alléguée de leurs droits à la “propriété intellectuelle”.
Ce jugement avait été critiqué par des associations de consommateurs comme Facua, qui avait mis en garde contre les dommages qu’une telle suspension pourrait causer aux millions d’utilisateurs de la plateforme. Plusieurs experts avaient de surcroît indiqué qu’une telle décision demeurerait probablement inapplicable, la Russie ayant tenté la même chose en 2018, avant d’y renoncer en 2020.
Le juge avait initialement justifié sa décision par l’absence de réponse des autorités des îles Vierges britanniques, où se trouve le siège social de la holding propriétaire de Telegram, à une demande d’entraide judiciaire transmise en juillet 2023. Cette commission rogatoire exigeait des autorités des îles Vierges qu’elles imposent à Telegram de fournir « certaines données techniques permettant d’identifier les propriétaires » de comptes utilisés pour diffuser des vidéos de plusieurs chaînes de télévision espagnoles. Cette demande n’ayant reçu aucune réponse, le juge avait estimé qu’un blocage généralisé s’imposait.
Depuis des années, l’entreprise est critiquée pour son refus de censurer les contenus.
Une messagerie trop ‘privée’
Selon l’autorité espagnole de la concurrence CNMC, Telegram est le quatrième service de messagerie instantanée le plus utilisé dans ce pays. Au cours des dernières années, la plateforme est devenue une alternative prisée à WhatsApp et aux autres géants du secteur.
Telegram, lancé en 2013, est dirigé par l’homme d’affaires d’origine russe Pavel Durov. Dès sa création, le service s’est distingué par la liberté relative qu’il accorde aux utilisateurs; et pour garantir cette liberté, la société s’organise en conséquence. La maison mère est située dans les îles Vierges britanniques, les opérations se trouvent à Dubaï, le domicile légal et le siège social sont à Londres, et les serveurs sont répartis dans le monde entier, souvent dans des pays qui n’ont pas d’accord d’entraide.
Ainsi, Telegram dispose d’une plus grande marge de manœuvre pour éviter de rentrer en matière lorsque quelque autorité nationale tente de lui imposer de divulguer des informations sur ses utilisateurs, ou de censurer leurs contenus.
C’est ce caractère libertaire qui a rendu Telegram attrayant notamment auprès des dissidents de régimes autoritaires tels que la Russie et l’Iran, où l’application a été utilisée pour organiser des manifestations. En Occident, la critique contre Telegram concerne surtout son utilisation pour organiser le trafic de drogue, les “activités d’extrême droite”, la “désinformation”, la diffusion de contenus violents, la pédopornographie et le terrorisme.
Par exemple, les médias ont rapporté ce week-end que l’attentat de Moscou du 22 mars aurait été revendiqué par “l’Etat Islamique” sur son canal Telegram. Les terroristes auraient même, selon certains rapports, utilisé l’application pour planifier leur attaque.
Une décision disproportionnée
Le juge a donc finalement fait volte-face, en qualifiant la mesure comme « excessive et non proportionnée ». Il reprend donc là les termes de l’association de défense des consommateurs Facua.
“C’est comme s’ils fermaient l’Internet parce qu’il y a des sites web qui hébergent illégalement des contenus protégés par le droit d’auteur”, avait déclaré Ruben Sanchez, secrétaire général de Facua.
L’Espagne n’est pas le premier pays à faire marche arrière, après des menaces de blocage de Telegram. L’Allemagne s’y était essayée en 2022, et la Russie entre 2018 et 2020. Un juge de la Cour suprême du Brésil a aussi ordonné le blocage de Telegram l’année dernière, mais ce blocage demeure à ce jour peu efficace.
Rafael Lopez, un expert en cybersécurité interrogé par le journal espagnol El Pais, avait en effet mis en doute l’efficacité technique d’un tel blocage:
Cela peut se faire technologiquement, mais ce n’est pas efficace. Telegram a un réseau décentralisé (The Open Network) et prend déjà des mesures pour empêcher un opérateur national de bloquer son service. L’application elle-même dispose d’un service proxy pour faire croire que la connexion provient d’un autre pays.
C’est ce qui se passe dans des États comme la Chine, Cuba, le Pakistan, l’Iran et la Thaïlande, où le service est bloqué, mais où de nombreuses personnes utilisent encore ces méthodes de contournement. C’est également le cas au Brésil, où un juge a suspendu le service en avril dernier parce que l’entreprise refusait de collaborer à une enquête sur des groupes néo-nazis.
Questions de principe
Toujours selon Lopez, lors de ces autres tentatives de censure, Pavel Durov avait déjà réagi en arguant le droit à la liberté d’expression:
Toutes les grandes applications de médias sociaux sont des cibles faciles pour les critiques en raison du contenu qu’elles hébergent.
Je ne me souviens d’aucune grande plateforme sociale dont la modération a été constamment saluée par les médias traditionnels.
Selon un expert en droit numérique également interrogé par El Pais, l’important n’est pas tant le fond de l’affaire, que le manque de contrôle par les États: le débat sur le piratage est ancien, il a déjà eu lieu dans les années 1990 avec les réseaux P2P (peer-to-peer), qu’ils ont essayé de fermer.
À l’époque, les juges avaient estimé que le partage de contenus entre particuliers n’était pas un délit s’il n’y avait pas de but lucratif. Partager des chansons sur eMule au début des années 2000 est aussi légal que télécharger une série télévisée sur Telegram aujourd’hui. À condition de ne pas faire payer. D’autant que la plupart des gens n’utilisent pas l’application à cette fin.
Le problème, c’est qu’une grande entreprise refuse de collaborer avec la justice. Et Telegram a décidé de tenter le coup. Il serait impensable qu’une entreprise espagnole ou européenne agisse de la sorte, qu’un juge demande des données pour une enquête et qu’on les lui refuse. Le PDG serait mis en prison pour obstruction à la justice.
L’action en justice se concentre sur le droit d’auteur, mais il s’agit d’un aspect procédural. C’est le manque de collaboration de la plateforme avec les régimes démocratiques qui a suscité un débat plus profond.
Tous les experts qui ont parlé à El País s’accordent à dire que la suspension préventive de Telegram par le juge est disproportionnée et inefficace. Ils soulignent qu’il est surprenant que des enquêtes plus sérieuses et plus importantes pour la société n’aient pas été menées sur la plateforme. Selon eux, l’enjeu de cette bataille juridique ne se limite pas aux matchs de foot piratés. Il s’agit de décider si nous voulons un Internet avec plus d’anonymat ou moins d’impunité.
Coup de pub pour Telegram
Quelques jours avant cette décision espagnole, Pavel Durov était sorti de sa longue réserve. Dans une interview accordée le 11 mars au Financial Times, la première depuis 2017, il a révélé que son entreprise est presque rentable et qu’elle pourrait même entrer prochainement en bourse.
Durov est un entrepreneur russe qui a été contraint de fuir son pays en 2014. Devenu Young Global Leader en 2017, il a ensuite été naturalisé aux Émirats arabes unis, où il est devenu l’un des plus riches hommes d’affaires, avec une fortune estimée à 15 milliards de dollars. Il a également été naturalisé en France en 2021, ce qui fait aussi de lui un citoyen européen. Il dirige actuellement l’entreprise depuis Dubaï, qu’il envisage donc d’introduire en bourse. Pour ce faire, il pourrait allouer un pourcentage d’actions aux utilisateurs fidèles de la messagerie, une mesure inhabituelle que l’application de médias sociaux Reddit a également mise en œuvre ce mois-ci lors de sa propre introduction en bourse.
Depuis 2 ans, le nombre d’utilisateurs de Telegram n’a cessé d’augmenter. L’application de messagerie compte aujourd’hui 900 millions d’utilisateurs actifs, alors qu’elle n’en avait que 500’000 au début de l’année 2021.
C’est la création d’une option d’abonnement payant et l’introduction de la publicité sur l’application qui a permis de réaliser des “centaines de millions de dollars” de revenus.
Durov a déclaré au Financial Times que pour l’instant, il n’était pas prêt à vendre sa plateforme, malgré une valorisation avoisinant les 30 milliards de dollars. Il a affirmé que la volonté de rester indépendant était la principale raison pour laquelle il avait commencé à monétiser Telegram.
À l’avenir, Telegram pourrait introduire la possibilité de créer des comptes professionnels et développer un “chatbot” d’intelligence artificielle. La messagerie pourrait aussi ouvrir une application de rencontres. Dernière perspective, et non des moindres: Durov travaille à la création d’un portefeuille de cryptomonnaies décentralisé nommé Fragment.
Voilà donc le contexte dans lequel est intervenue cette décision controversée du juge espagnol; une décision qui n’a pas fait long feu.