L’inquiétante convention de l’ONU sur la cybercriminalité

Soumise au vote de l'Assemblée générale à la fin du mois, la convention est critiquée par de nombreuses organisations de défense des droits de l'homme.

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La convention des Nations Unies sur la cybercriminalité a été approuvée le mois dernier par la commission chargée d’examiner le texte. Le nom complet du traité est:

Projet de convention des Nations Unies contre la cybercriminalité; renforcement de la coopération internationale pour la lutte contre certaines infractions commises au moyen de systèmes informatiques et de communication et pour l’échange de preuves sous forme électronique des infractions graves.

Le texte complet en français peut être téléchargé ici.

L’Assemblée générale des Nations Unies est chargée de l’approuver à la fin du mois. Les États membres auront ensuite jusqu’au 31 décembre 2026 pour le ratifier.

Une convention soutenue par les États occidentaux

La Commission européenne s’est félicitée de l’adoption de ce texte, qu’elle considère comme un complément important à la Convention de Budapest. Le département d’État américain s’est également réjoui de la nouvelle, en écrivant la chose suivante:

L’accord élargit la lutte mondiale contre la cybercriminalité, qui est l’un des défis les plus répandus de notre époque et qui affecte les communautés du monde entier.

Cette convention fournit des outils supplémentaires permettant aux pays de travailler ensemble, notamment par le biais d’une coopération en matière d’application de la loi, pour lutter contre la cybercriminalité, y compris pour protéger les enfants.

Les États-Unis continueront à condamner fermement et à lutter contre les violations persistantes des droits de l’homme, que nous constatons dans le monde entier, de la part de gouvernements qui abusent des lois sur la cybercriminalité, et d’autres lois et outils liés à la cybercriminalité, pour cibler les défenseurs des droits de l’homme, les journalistes, les dissidents et d’autres personnes.

Dans le communiqué annonçant l’adoption du texte, «l’office des Nations Unies contre la drogue et le crime» emploie le même langage:

Comme l’indique le projet de convention, la technologie a créé des possibilités d’accroître l’échelle, la vitesse et la portée des crimes, du terrorisme au trafic de drogue en passant par la traite des personnes, le trafic de migrants, le trafic d’armes à feu et bien d’autres encore.

Le projet de convention fournit des outils qui permettront d’améliorer la coopération internationale, les efforts d’application de la loi, l’assistance technique et le renforcement des capacités en matière de cybercriminalité.

Les organisations de défense des droits de l’homme s’inquiètent

Pourtant, un mois avant l’adoption du texte, une autre agence des Nations Unies, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme, mettait en garde contre un texte qui risquait de contrevenir aux droits fondamentaux:

En ancrant fermement la nouvelle convention dans le droit international existant, la convention contribuerait efficacement à lutter contre la cybercriminalité conformément aux principes de légalité, de régularité de la procédure et d’État de droit.

Si elle ne le faisait pas, non seulement elle saperait les efforts déployés pour lutter contre la cybercriminalité, mais elle contribuerait également à créer un environnement propice à ce type d’activité.

Il convient de noter que chacun des domaines mis en évidence ci-dessous soulève des préoccupations spécifiques du point de vue du droit international en matière de droits de l’homme, et que chacun d’entre eux mérite d’être examiné attentivement et séparément.

À cet égard, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme met en garde contre les positions de compromis qui pourraient concéder une norme moins élevée dans certains de ces domaines dans le cadre d’un ensemble plus large.

Ces avertissements semblent avoir été prémonitoires, car désormais, le texte complet en main, de nombreuses organisations de défense des droits de l’homme et de défense de la liberté de la presse s’inquiètent de son contenu.

Compromis avec des régimes totalitaires

Le texte représente un consensus entre des pays qui ont des définitions très différentes de ce qui constitue la «cybercriminalité».

Par exemple, la Chine a beaucoup insisté pour que le texte criminalise la «dissémination de fausses informations». La proposition chinoise était formulée de la sorte:

Chaque État partie adopte les mesures législatives et toutes autres mesures qui se révèlent nécessaires pour ériger en infraction pénale, lorsqu’elles sont commises intentionnellement et illégalement, la publication, la distribution, la transmission ou toute autre forme de mise à disposition de fausses informations susceptibles de provoquer de graves troubles sociaux, y compris, mais sans s’y limiter, des informations relatives à des catastrophes naturelles ou causées par l’homme, au moyen d’un système de communication.

De leur côté, le Chili, le Canada et le Royaume-Uni ont insisté pour que la convention sur la cybercriminalité appuie «l’intégration d’une perspective de genre». Il s’agit dans ce cas d’employer le traité pour promouvoir «l’égalité de genre» et faire avancer les «droits des personnes ayant des identités, des expressions et des orientations sexuelles diverses, y compris les personnes non binaires.»

En fin de compte, le texte adopté suscite d’importantes critiques. En cause, une trop grande liberté accordée aux États d’utiliser le traité pour légitimer la surveillance et criminaliser les pratiques de journalistes d’investigation, hackers éthiques et artistes.

Dans une lettre commune, l’Electronic Frontier Foundation (EFF) (une organisation de défense des libertés individuelles en ligne) et Human Rights Watch (une organisation de défense des droits de l’homme) écrivent:

Selon nous, cette troisième version du texte reste fondamentalement imparfaite, avec son large champ d’application et ses garanties insuffisantes en matière de droits de l’homme. Nous sommes profondément préoccupés par le fait que le projet actuel étendrait la surveillance gouvernementale et faciliterait les violations transfrontalières des droits de l’homme.

Deborah Brown, s’exprimant au nom de Human Rights Watch, a exprimé l’opinion que ce texte représente «une catastrophe pour les droits des humains et c’est un moment sombre pour l’ONU», et que la convention est «un outil multilatéral de surveillance sans précédent.»

Un traité qui sape la sphère privée individuelle

LInternational Press Institute (IPI), fondé en 1950 pour défendre la liberté de la presse et veiller à l’amélioration des pratiques journalistiques, ressent une telle inquiétude au sujet de cette convention qu’il a acheté une page entière dans le Washington Post pour mettre en garde l’opinion. On y lit:

Protéger les journalistes. Rejeter un nouveau traité de surveillance mondiale.

Depuis plus de trois ans, les États membres de l’ONU négocient une nouvelle convention mondiale pour lutter contre la cybercriminalité. Introduit par la Russie, avec le soutien de la Chine, de l’Iran et d’autres régimes autoritaires, le traité s’est élargi pour devenir un vaste instrument pénal qui confère aux autorités des pouvoirs de surveillance et d’investigation très étendus, tant sur le territoire national qu’à l’étranger, avec de faibles garanties pour prévenir les excès et les abus.

Le traité, qui en est au dernier cycle de négociations jusqu’au 9 août, pourrait donner aux gouvernements du monde entier de nouvelles capacités d’espionnage dangereuses pour traquer et punir les journalistes, et donner aux régimes répressifs encore plus d’outils pour cibler et museler la presse. La sécurité des journalistes sera encore plus menacée, en particulier celle des milliers de journalistes en exil ou de ceux qui cherchent à échapper au harcèlement ou à la persécution de leur gouvernement.

NOUS DEMANDONS INSTAMMENT AUX ÉTATS-UNIS DE REJETER CE TRAITÉ DANGEREUX. LES ÉTATS-UNIS DOIVENT DÉFENDRE LES JOURNALISTES, LA LIBERTÉ DE LA PRESSE ET LA DÉMOCRATIE DANS LE MONDE ENTIER.

Comité pour la protection des journalistes

La Chambre de commerce internationale, le plus important représentant du secteur privé au monde, a également appelé l’ONU à ne pas adopter le texte. Elle écrit:

La convention finale, adoptée par les États membres des Nations Unies la semaine dernière, n’a pas répondu à de nombreuses préoccupations fondamentales soulevées par le secteur privé, ce qui a des conséquences considérables qui pourraient compromettre la cybersécurité, la confidentialité des données, ainsi que les droits et libertés en ligne. […]

Les États membres n’ont pas été en mesure de trouver des solutions efficaces pour faire face aux risques posés par la convention adoptée, qui risque:

  • De saper la sphère privée individuelle et la liberté d’expression en autorisant la collecte de données sans garanties appropriées et sans contrôle judiciaire, en violant les droits et en empêchant les individus de contester l’accès arbitraire à leurs données;
  • D’étouffer la croissance économique, en réduisant le potentiel d’investissement et d’innovation dans les services numériques à un moment où la numérisation est cruciale pour le développement socio-économique mondial, en autorisant des règles nationales contradictoires qui entraînent des coûts de mise en conformité élevés et en décourageant, voire en criminalisant, la recherche en matière de cybersécurité;
  • De mettre en péril la sécurité nationale en augmentant la vulnérabilité à la cybercriminalité par la collecte incontrôlée de données, en exposant des informations sensibles et en permettant à une assistance forcée d’enfreindre les systèmes de sécurité et d’affaiblir les défenses.

Adoption et ratification probables

Malgré les nombreuses critiques, la délégation suisse aux Nations Unies a voté en faveur du texte, et le Département fédéral des Affaires étrangères, cité par le média alémanique DNIP, s’est exprimé de la sorte:

Le texte adopté aujourd’hui est un compromis durement gagné par tous les États membres de l’ONU. La délégation suisse a toujours et à plusieurs reprises préconisé le respect des obligations en matière de droits de l’homme tout au long du processus de négociation. La convention a été adoptée par consensus à l’Assemblée générale de l’ONU le 8 août et la Suisse a pu soutenir ce consensus.

Au-delà de la Suisse et de l’Union européenne qui soutiennent ouvertement le projet, les observateurs s’accordent à penser que, malgré les critiques provenant de la société civile, vu l’enthousiasme que le texte soulève auprès des gouvernements, il va très probablement être adopté par l’Assemblée générale de l’ONU à la fin du mois de septembre, puis sera rapidement ratifié par les États membres.

Fort heureusement, les individus qui tiennent à la sphère privée individuelle et aux libertés en ligne disposent d’un recours unilatéral: celui de la cryptographie forte, open source, et bien implémentée. Pour en savoir plus, les lecteurs d’Essentiel News sont invités à consulter cette présentation donnée récemment dans le cadre des Rencontres de Cara.