Pass sanitaire: les restaurateurs suisses paient une addition salée

Premières victimes de l’extension du pass Covid, mi-septembre, bistrots et restos peinent à garder la tête hors de l'eau. Cette fois-ci, on leur permet de rester ouverts. Mais à quel prix ? Témoignages, entre résignation et colère.

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L’article ci-dessous est reproduit avec l’aimable autorisation de son auteure, Amèle Debey, du média en ligne indépendant “L’Impertinent”.

Rémy Cantale gère, avec deux associés, six restaurants dans le canton de Vaud. Il est très remonté contre le pass sanitaire qui lui a valu, du jour au lendemain de son extension, une baisse de 30 à 40% de son chiffre d’affaire. Avec l’arrivée du froid, les terrasses sont inexploitables. Les chaufferettes électriques ne sont autorisées que temporairement et il n’est donc pas judicieux d’investir dans du matériel qui ne pourra être utilisé de manière pérenne, explique-t-il. Investir dans des chaufferettes à pellets, qui elles sont autorisées hors crise pandémique, représente un investissement considérable: elle coûtent 2000 à 2500 francs pièces.

En plus de la baisse de la fréquentation, c’est la discrimination générée par ce pass qui gêne profondément Rémy, car ses collaborateurs non-vacciné doivent porter le masque dans l’établissement. «Ils sont une minorité, mais là encore cela créé une différence entre eux, déplore-t-il. C’est une loi complètement injuste.»

On peut très bien s’en sortir sans confiner tout le monde

Les arguments des partisans du oui ne convainquent pas le jeune restaurateur: «Affirmer qu’on aurait le choix entre le pass et le confinement, c’est du chantage, tonne Rémy Cantale, pour qui une nouvelle fermeture serait «totalement disproportionnée et même stupide. Les pays nordiques, notamment, nous prouvent que l’on peut très bien s’en sortir sans confiner tout le monde.»

Et d’ajouter: «On ne devrait pas avoir besoin des aides. Laissez-nous travailler! Le côté malsain du chantage réside là: si vous votez non à la loi Covid, vous allez devoir en assumer les contraintes. Alors que ce sont eux-mêmes qui nous imposent ces contraintes. C’est malhonnête.

Avec ses partenaires, Rémy a accordé une prime de 100 francs à ses collaborateurs non-vaccinés. Un geste destiné à atténuer leur baisse de pouvoir d’achat, puisque les citoyens qui n’ont pas de pass sanitaire doivent inclure les tests désormais payant dans leur budget quotidien.

«Je ne crois pas du tout aux théories du complot, par contre il est hallucinant de constater l’absurdité de tout ce qu’il se passe en ce moment, conclut-il. On voit bien qu’il y a une accumulation de conflits d’intérêts qui fait que le monde ne tourne pas très rond.»

A Genève, Maria* est propriétaire de son restaurant depuis quatre ans. Aujourd’hui, elle est au bord de la faillite. L’extension du pass sanitaire a été «une catastrophe» pour elle. Une catastrophe qu’elle estime à 30% minimum de perte du chiffre d’affaire, et ce, en travaillant 7 jours sur 7 afin d’essayer de cautériser la plaie. Pendant les premières semaines, elle a constaté une «vraie confusion» de la part des clients, qui ne savaient pas très bien ce qu’ils avaient le droit de faire ou pas. En particulier les frontaliers.
Maria remarque aussi que ces nouvelles mesures ont fait naître un véritable business parallèle. «Il y a des fées du logis qui se sont mises à cuisiner à la maison et à vendre leurs plats. Elles ne sont soumises à aucune réglementation, on ne sait pas comment elles travaillent.» Il y a d’autres établissements encore où les gérants ferment les yeux sur le pass.
 «L’Etat nous pousse dans l’illégalité. J’ai l’impression qu’on est la bête noire depuis le début de la crise. On a tout fait pour respecter les lois et on ne cesse de nous imposer d’autres complications. Ce qui est en train de se passer est terrible. Beaucoup d’établissements ferment leurs portes, mais personne n’en parle. On a été très dociles jusqu’à présent.»

«C’est un milieu où on est censés être accueillants, souriants, sympathiques… »

Il y a deux semaines, Maria a frôlé la faillite. Elle a dû mettre de l’argent personnel sur la table pour pouvoir maintenir son établissement et assurer le salaire de son équipe. Une équipe largement éprouvée par ces nouvelles mesures: «J’ai perdu des employés qui en avaient ras le bol de jouer les flics, parce que des clients sont supers compréhensifs, mais d’autres vous envoient chier», explique-t-elle, avant de raconter: «L’autre jour, j’avais un anniversaire. La grand-mère est passée plus tard pour souhaiter un joyeux anniversaire à sa petite-fille, mais je n’ai pas pu la laisser entrer car elle n’avait pas de pass. Elle m’a dit qu’elle souhaitait juste embrasser sa petite-fille et j’ai dû lui dire non. Elle m’a fait un scandale à la porte en pensant que je la prenais de haut.

C’est nous qui passons pour les méchants. Ce n’est pas notre taff! C’est un milieu où on est censés être accueillants, souriants, sympathiques, être dans l’humain. On dit non à un client pour quelque chose qui ne vient même pas de nous, et c’est un client qui ne reviendra jamais.»

«On nous demande de foutre en l’air un travail qu’on a mis des années à bâtir!»

«Vous imaginez avoir un de vos gros clients qui vient régulièrement, qui a toujours été là, qui décide de venir avec ses amis, dont l’un n’a pas le pass sanitaire. On doit leur refuser l’entrée à cause de ça? Prenant le risque de perdre ce client pour toujours? Vous savez combien de temps on met pour créer une clientèle? On nous demande de foutre en l’air un travail qu’on a mis des années à bâtir! A un moment donné on en a besoin, c’est notre gagne-pain. Vous vous imaginez dans quel cas de conscience nous met le gouvernement avec ce pass?»

A bout de nerfs, d’autant qu’elle a elle-même, ainsi que son équipe, accepté de se faire vacciner, Maria aimerait savoir pourquoi ce sont toujours les restaurateurs qui se retrouvent en première ligne. «On nous impose des choses et on nous laisse mourir financièrement. On ne parle plus du tout d’aide, puisque nous pouvons rester ouverts.»

Si le refus de la loi Covid devait correspondre à une refermeture des établissements, ce serait un soulagement pour Maria: «Dans ce cas là, au moins, peut-être qu’on nous viendrait en aide.»

Yves Métrailler possède un restaurant à Chamoson. Il a fait les gros titres des journaux en février après avoir été dénoncé par ses voisins pour avoir nourri des travailleurs alors que les restaurants étaient censés être fermés. Depuis, il se tient à carreau. Comme il a repris le travail l’année dernière, après avoir quitté Chamoson pendant quatre ans, il est difficile pour lui de savoir si la baisse de son chiffre d’affaire est due à la fermeture, au pass Covid, ou à autre chose.

Concernant le fameux sésame et son application, «ça se passe relativement bien, pour Yves Métrailler. C’est mieux que d’être fermé». Il a chauffé trois tables sur sa terrasse pour accueillir ceux qui n’ont pas de pass, car le Grand conseil valaisan leur a donné l’autorisation d’installer des chaufferettes électriques.

«Je ne pense pas que nos autorités veuillent empoisonner la moitié du pays»

Interrogé sur l’issue du 28 novembre, le restaurateur valaisan rétorque: «On verra ce que les Suisses décident. Je ne trouve pas la loi Covid plus débile que les 120km/h sur l’autoroute. Ce qui est bête, c’est l’application. Soit on applique le pass sanitaire partout, grandes surfaces, transports publics, soit nulle part. Sinon on est pas cohérent.»

«Je me suis fait vacciner parce que je ne pense pas que l’Etat va nous imposer quelque chose qui va à l’encontre de l’intérêt général, car ils ont besoin de nos impôts, explique-t-il. On a été vaccinés pour plein d’autres choses, cela n’a jamais créé la même polémique qu’aujourd’hui. Je ne pense pas que nos autorités veuillent empoisonner la moitié du pays. Je préfère demander un pass sanitaire à mes clients et pouvoir travailler que d’être fermé. On me met des règles, je les applique.»

Dominique* gère un restaurant branché au centre de Lausanne. Il constate une baisse notable à midi, en raison notamment du télé-travail qui s’est démocratisé, mais trouve la situation plutôt stable en soirée. Il faut dire que sa clientèle est sensiblement la même que celle qui fréquente les boîtes de nuit. Donc majoritairement vaccinée ou régulièrement testée. Comme pour les autres lieux de divertissement, Dominique a un peu l’impression que les restaurants ont été utilisés comme levier pour convaincre les citoyens à sauter le pas de la vaccination. Lui-même l’a fait, car «il s’en fiche un peu», mais n’apprécie pas trop qu’on «nous oblige à le faire».

«L’amende devrait être pour le client qui n’a pas de pass, par pour nous»

Cette obligation du pass sanitaire, il l’applique car «on lui a dit de le faire», mais c’est loin d’être avec le sourire: «Le contrôle, c’est une contrainte de plus. Ça prend du temps, ça bouchonne l’entrée et puis personne n’a envie de faire ça, explique-t-il, avant d’argumenter: «C’est une responsabilité qui n’est pas censé nous incomber. Idéalement, il devrait y avoir un auto-contrôle. Que ce soit pour la pomme du client dans le cas où il n’aurait pas de pass. Pas pour la nôtre.»

A Chauderon, ou plutôt en-dessous, le club surnommé NoName par les Lausannois est plein à craquer tous les week-ends depuis la réouverture. Son gérant, Fatbardh Dedaj, est aux premières loges pour témoigner de la ferveur des jeunes (et moins jeunes) à retrouver les pistes de danse, l’ambiance festive et une certaine ivresse insouciante du monde d’avant. Il n’a aucun moyen de savoir si ses clients sont vaccinés ou testés, mais il constate que la fin de la gratuité de ces derniers n’a pas eu d’impact sur la fréquentation.

«Ça fait plus de boulot, ça prend plus de temps de faire entrer les gens, explique-t-il au sujet du pass sanitaire. Personnellement je serais pour quelque chose de plus simple, mais nous sommes obligés de respecter les décisions.»

La jeunesse lausannoise a retrouvé le chemin des nightclubs © A.D

Zeina Ahdab a repris les locaux de la galerie située Rue de Bourg pour ouvrir L’ec(h)o en mai 2020, au moment du premier semi-déconfinement. Un restaurant végétarien qui vend des produits bio et vegan. «Quand vous achetez un restaurant, vous récupérez la clientèle, mais là elle avait disparu. Les débuts ont été difficiles. Et puisqu’on était tout neuf, on ne pouvait pas prétendre à des aides. C’est grâce au mouvement Qui veut payer l’addition que l’on a pu toucher quelque chose pour les fermetures en fin d’année.»

La problématique loi Covid est complexe et ce pass sanitaire n’a pas les mêmes conséquences en fonction de la clientèle, du lieu et de la situation géographique du restaurant, selon Zeina Ahdab. «Quand l’exigence du pass sanitaire est arrivée, on s’est dit – certainement comme tous les restaurateurs – qu’est-ce qui nous tombe encore sur la tête? Surtout que j’ai une clientèle très portée sur les soins naturels, sur le yoga. Beaucoup de mes clients se soignent à l’homéopathie. Finalement j’en ai eu beaucoup qui ont changé d’avis et les autres se mettent en terrasse ou commande à emporter.»

«Parfois, en Suisse, on réagit comme des enfants gâtés»

La jeune femme a pris le parti de relativiser toute cette histoire: «On a une clientèle très coopérative. Je n’ai jamais eu de problème pour contrôler les pass. Au contraire, j’en rigole. J’en ai fait un jeu, cela me donne l’occasion d’échanger davantage avec eux. Ça ne me prend pas énormément de temps.»

Si elle reconnait que le pass a créé encore plus d’inégalités et qu’il nuit incontestablement à son chiffre d’affaire, Zeina votera oui fin novembre: «Moi aussi au début j’étais récalcitrante vis à vis de ce vaccin, mais maintenant je suis pour, explique-t-elle. Il faut sortir de là. Il faut regarder plus loin que le bout de son nez. Il faut réaliser que l’impact est énorme dans les pays du tiers monde qui vivent du tourisme. J’ai le sentiment que parfois, en Suisse, on réagit comme des enfants gâtés.»

untitled imageZeina Ahdab, la patronne de L’éc(h)o. © A.D

Madame Jean possède un hôtel bar-restaurant quelque part dans les environs de Lausanne. Elle témoigne de la grande différence de traitement entre les établissements qui sont en ville et ceux qui sont excentrés, comme le sien. «Des gens qui se disent qu’ils vont aller en boîte sur Lausanne vont directement manger là-bas et ne passe plus par chez-nous». Depuis le 14 septembre et l’extension du pass sanitaire, c’est une baisse de 60% de son chiffre d’affaire qu’elle déplore, puisque ses clients sont en majorité réfractaires à la vaccination.

Et vu qu’elle a le droit de rester ouverte, elle ne peut toucher aucune aide. «Si je décide de renvoyer mon personnel à la maison parce que mon établissement est désert, je ne peux même pas bénéficier des RHT puisque c’est ma décision de fermer.»
«Le problème, c’est que comme les établissements du centre, notamment défendus en début de crise par le mouvement Qui va payer l’addition, voient revenir leur clientèle, ils ne se rendent pas compte que c’est au détriment des enseignes en dehors de la ville», regrette Madame Jean.
«J’ai mis une coupole à l’extérieur, mais les gens repartent avec le soleil, explique-t-elle. Je suis en train de réfléchir à ce que je vais faire. Mettre la clé sous la porte? J’en connais qui ont décidé de partir en vacances en attendant que ça se rétablisse».
Contactée, Frédérique Beauvois, fondatrice du mouvement Qui va payer l’addition, n’est pas tout à fait d’accord avec cette analyse opposant ville à campagne: «Il y a des restaurants excentrés qui s’en sortent visiblement mieux, notamment en ce moment avec la chasse. Ceux qui ont une clientèle âgée et vaccinée s’en sortent bien, où qu’ils soient», explique-t-elle.
 «Cela dépend aussi du type de restaurant. Peut-être qu’on est plus enclin à payer 30 francs le test pour aller manger du chevreuil, plutôt que pour aller manger une crêpe ou une pizza.»
«Au moment de l’extension du pass, explique la jeune femme, nous avons fait un appel à tous les restaurateurs du canton, leur demandant de nous indiquer leur perte de chiffre d’affaire afin de pouvoir relayer le problème au Conseil fédéral. Sur 2500, un peu plus d’une centaine ont répondu. Il faut qu’ils nous aident à les aider!»

«L’Etat a aujourd’hui les données économiques pour faire un bilan de ces 18 derniers mois»

Le mouvement Qui va payer l’addition a besoin de données statistiques pour faire ses demandes, comme l’explique Frédérique Beauvois: «Nous n’avons jamais demandé d’aides dans le vide, mais bien des indemnités pour des dommages concrets causés par les mesures sanitaires. Qui ferme indemnise, qui impose en assume les conséquences. S’il était normal de naviguer à vue au début de la pandémie, l’Etat a aujourd’hui les données économiques pour faire un bilan de ces 18 derniers mois de pandémie. Les indemnités payées par le contribuable ont-elles atteint leur but de compenser nos charges incompressibles? Comment se porte la restauration après 18 mois de pandémie? Quel est l’impact du pass Covid sur notre travail? Voici des questions auxquelles nous, simples lambda, ne pouvons pas répondre. L’Etat par contre possède toutes les données nécessaires, les indemnités ayant pris fin au 30 juin 2021. Et c’est bien là son rôle et son devoir envers les administrés que nous sommes tous.»

*identités connues de l’auteure