En Albanie, l’opposition s’insurge face à Diella, la première « ministre IA » de l’histoire

Le 1er ministre Edi Rama espère ainsi accélérer le processus d'adhésion à l'Europe.

En plaçant une intelligence artificielle à la tête d’un ministère, l’Albanie vient de réaliser une première mondiale. Cependant, pour le Premier ministre de ce petit pays des Balkans, qui aspire à intégrer l’Union européenne, ce n’est qu’une des étapes d’un plan de numérisation globale de la société albanaise.

Séance houleuse le 18 septembre au Parlement albanais. Le Premier ministre socialiste Edi Rama, reconduit à ce poste pour la quatrième fois suite aux élections législatives de mai 2025, y présentait son nouveau gouvernement. Au centre de la controverse, la nouvelle ministre chargée des marchés publics, une intelligence artificielle, surnommée Diella. Les élus du Parti Démocratique, dans l’opposition, se sont insurgés, criant à l’inconstitutionnalité de cette nomination. En effet, une intelligence artificielle n’est pas considérée comme légalement responsable de ses actes. Dès lors, qui assumera la responsabilité des décisions prises par la ministre virtuelle? Les nominations des ministres ont néanmoins été validées par l’Assemblée albanaise en dépit d’un boycott du vote par l’opposition, qui s’est empressée de déposer un recours auprès du Conseil constitutionnel.

Diella, dont le nom signifie soleil en albanais, a été développée par l’Agence nationale pour la société de l’information d’Albanie (AKSHI). Elle emprunte l’apparence attrayante d’une actrice connue et arbore un costume traditionnel, une façon, sans doute, d’essayer de réconcilier l’Albanie du passé avec son futur numérique. La nouvelle ministre virtuelle s’est ainsi présentée aux parlementaires, par écran interposé. Dans un discours ambigu, elle s’est défendue contre les critiques dont elle fait l’objet et s’est déclarée “blessée” par les attaques de ses détracteurs. Elle a ensuite justifié sa nomination en affirmant: “le véritable danger pour les Constitutions n’a jamais été les machines, mais les décisions humaines prises par les gens au pouvoir”.

Une IA pour séduire l’UE

Le principal objectif d’Edi Rama est l’intégration de son pays au sein de l’Union européenne d’ici 2030. Cela implique de se conformer aux exigences de Bruxelles, notamment en matière de lutte contre la corruption dans la fonction publique. L’Albanie, classée en 80ème position sur 180 pays, pour son niveau de corruption par l’ONG Transparency International, est en effet embourbée dans un clientélisme endémique. Le Premier ministre a ainsi justifié la nomination d’une IA dans son gouvernement au nom de la lutte contre la corruption. Grâce à elle, a-t-il expliqué, les attributions de marchés publics seront “exemptes de corruption à 100%”. Avant de mettre en avant que “Diella ne dort jamais, n’a pas besoin d’être payée, n’a pas d’intérêts personnels, n’a pas de cousins, car les cousins sont un gros problème en Albanie”. Mais l’opposition n’est pas convaincue. Elle voudrait savoir qui programmera et contrôlera l’algorithme. Elle ne croit pas que la technologie puisse miraculeusement guérir un système corrompu.

Une soumission de l’homme à la machine

Cette conception de la machine parfaite et neutre, seule capable de prendre les bonnes décisions et excluant toute délibération, inquiète également le philosophe Jean-Gabriel Ganascia, qui s’est exprimé à ce sujet dans la Voix du Nord. “Les LLM (Large Language Model, grand modèle de langage) sont le reflet de la société, ils ont des biais. Supposer qu’une machine n’a pas de biais, c’est sous-entendre qu’on doit se soumettre à la machine (…). Si on confie à la machine la décision publique, cela veut dire qu’il n’y a plus de responsabilité, nous sommes réduits à l’état d’esclaves”.

Vers une numérisation totale de la société albanaise

Pourtant, pour Edi Rama, il ne s’agit que d’une étape dans sa volonté de numérisation totale de la société albanaise. Il explique qu’il a contacté Mira Murati, ancienne directrice technique d’OpenAI (ChatGPT) originaire d’Albanie, pour négocier une collaboration avec elle. Il a même décidé d’investir près de 10 millions d’euros (1 milliard de lek) du budget de son pays dans la startup Thinking Machines Lab créée par Mira Murati. Le politicien est particulièrement fier d’être le premier à utiliser l’IA dans ses négociations avec Bruxelles pour accélérer le processus d’intégration, en lui confiant la traduction et la transposition des nombreux textes européens.

Par ailleurs, Edi Rama a déjà fait digitaliser 95% des services aux citoyens sur le serveur e-Albania. C’est d’ailleurs là que Diella a commencé sa carrière, en tant que fonctionnaire digitale servant d’interface avec les utilisateurs. Mais l’Albanie utilise également l’IA comme auxiliaire du fisc, pour traquer les irrégularités en matière d’impôts et de transactions douanières. De plus, le pays est surveillé en continu par des satellites et des drônes intelligents, dont les données sont analysées pour détecter les constructions illégales, les cultures de cannabis, ou le non-respect des règles sur les plages publiques.

En route vers la prison numérique?

Mais Edi Rama n’a pas l’intention de s’arrêter là. Il souhaite recourir à l’IA pour l’éducation, la santé et l’identification des citoyens, et planifie la suppression totale de l’argent liquide d’ici 2030. Il prévoit aussi le déploiement de la reconnaissance faciale, notamment pour contrôler et verbaliser les automobilistes en temps réel, en envoyant les contraventions directement sur leur téléphone portable. Avec l’installation systématique de caméras, le Premier ministre va jusqu’à rêver de capacités d’analyse de probabilités qui, en croisant l’ensemble des données collectées, rendraient possible la prévention des accidents et surtout des crimes.

Le Premier ministre albanais a même évoqué l’idée que son pays puisse un jour devenir le premier à avoir un gouvernement entièrement composé d’IA, ajoutant que “cette idée devait être considérée sérieusement”. C’est également l’avis de Ben Blushi, auteur à succès et ancien ministre affilié au Parti socialiste, qui semble convaincu que “les sociétés seront mieux dirigées par l’IA que par nous, car elle ne fera pas d’erreur”. Il considère qu’il n’y a rien à craindre de la technologie et que les États dirigés par l’IA pourraient même faire évoluer notre conception de la démocratie. 

L’Albanie, un laboratoire idéal?

Ancienne dictature communiste brutale et refermée sur elle-même, ce n’est que depuis 1998 que l’Albanie dispose d’une constitution démocratique. Edi Rama, qui gouverne le pays depuis 2013, a cependant une réputation d’autocrate qui, au fil de ses mandats, a accumulé de plus en plus de pouvoir. Il est également soupçonné d’avoir fait de l’Albanie un narco-État, blanchissant l’argent des trafics par le biais de la construction immobilière. De leur côté, Reporters Sans Frontières estiment que la liberté de la presse et l’indépendance des médias sont menacées en Albanie.

À travers cette brève description, on voit se dessiner un laboratoire idéal pour un déploiement de l’IA sans véritable garde-fou, un espace d’expérimentation sans les entraves de véritables contre-pouvoirs démocratiques.

L’intégration de l’intelligence artificielle dans la gouvernance est une tentation bien réelle des dirigeants à travers le monde. Donald Trump, après avoir annoncé des investissements massifs dans le développement de l’IA, a récemment lancé le programme USAi, pour encourager l’utilisation de l’IA par les agences gouvernementales. L’Union européenne, qui se targuait d’une posture de prudence avec l’adoption en 2024 d’une législation sur l’IA (AI Act), destinée notamment à garantir le respect des droits fondamentaux, semble déjà vouloir freiner ses propres restrictions.

Alors serait-il fou d’imaginer que l’Albanie puisse être le cheval de Troie destiné à introduire le recours massif à l’IA dans la vie publique, au cœur de l’Union européenne?

Aller plus loin

Melania Trump: «Il est de notre devoir de traiter l’IA comme nous traiterions nos propres enfants»…

Tilly Norwood, fausse actrice créée par l’IA provoque l’indignation:

Prison numérique via les CBDC (monnaies digitales de banques centrales): le crédit social à la chinoise généralisé si les citoyens ne se mobilisent pas pendant qu’il est encore temps pour empêcher sa progression:

Partager:

Cet article vous a plu?
Essentiel News propose des clés de lecture de l’agenda mondial et des alternatives pour en sortir.
Pensez à vous abonner ou à faire un don.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *